Grands Colloques - L'accès au juge et l'intérêt à agir - 104

LES JUGES FACE À L'INTÉRÊT À AGIR

d'une violation d'un ou de plusieurs droits protégés par la Convention. Le
préjudice serait au centre de l'action devant la Cour européenne. or, quand
bien même cette dernière a pu régulièrement marteler cet élément dans des
obiter dicta classiques - afin notamment de distinguer les situations du
requérant individuel avec le requérant étatique - la pratique judiciaire est
tout autre. Elle est le fruit d'un mélange entre deux approches : celle qui
rappelle (presque pour la forme) la nécessité de l'existence d'un préjudice et
celle (devenue majeure car tentaculaire) qui consiste à déconnecter l'action
devant la Cour d'avec l'existence d'un préjudice. Le dictum classique, on
devrait même dire « la litanie jurisprudentielle » qui tente de faire la synthèse
entre ces deux approches, est la suivante : « La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle "pour qu'un requérant puisse se prétendre victime
d'une violation de la Convention, il doit exister un lien suffisamment direct
entre le requérant et la violation alléguée (...). La notion de 'victime' est
interprétée de façon autonome et indépendante des règles de droit interne
telles que l'intérêt à agir ou la qualité pour agir (...). La notion n'implique
pas l'existence d'un préjudice" »13.
L'approche orthodoxe (restrictive) est activée par la Cour dans des situations particulières, essentiellement quand les requérants sont des personnes
morales : le contentieux relatif aux associations et aux sociétés est topique
à cet égard : leur intérêt à agir devant la Cour est strictement conditionné
par la preuve d'une affectation directe. L'affaire Winterstein et autres14
- très médiatisée car elle concernait un problème important de société
(la question du logement de la communauté Rom) - est topique de cette
approche restrictive. Si à l'annonce de la condamnation de la France dans
l'affaire Winterstein, l'association ADT Quart-Monde se félicitait d'une
« décision de justice (...) historique après une bataille judiciaire de neuf
années »15, il n'en reste pas moins que sa stratégie contentieuse devant la
Cour européenne des droits de l'homme - qui consistait à être reconnue
comme « victime » - échoua. Le fait qu'ADT Quart-Monde ait pu intervenir dans le cadre du procès devant les juridictions françaises et qu'elle
ait « fourni de substantiels efforts et moyens d'action pour tenter de faire
respecter l'égale dignité des requérants et leurs droits fondamentaux », n'y
changea rien (§ 107). En effet, la jurisprudence de la Cour ici est constante
et très claire : toute association pour pouvoir agir devant la Cour doit être
« directement touchée par la mesure litigieuse »16. or, s'engager pour lutter
13. CEDH, 1er avr. 2008, Stukus et autres c/ Pologne.
14. CEDH, 17 oct. 2013, Winterstein et autres c/ France.
15. Le Monde, 18 oct. 2013.
16. CEDH, 6 janv. 2005, Dayras et autres et association « SOS Sexisme » c/ France ;
CEDH, 28 juin 2011, Ligue des musulmans de Suisse et autres c/ Suisse, cf. AJDA, chron.
L. Burgorgue-Larsen, oct. 2011.

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