Droit et Société - La société d'austérité - 2017-2018 - 127

POSTFACE

Pour la sociologie politique du champ pénal, ces thèses soulèvent au moins
deux inquiétudes majeures : celle concernant les (dé)significations de l'État de
droit ; et celle liée aux (dé)significations du pénal d'exception.

1. Une première inquiétude : les (dé)significations de l'État
de droit
Ce que l'État de droit a gagné en extension, il l'a perdu en compréhension 6.
Les conditions de son apparition, relativement homogènes à l'époque, permirent
qu'il ait été perçu comme une étape supérieure de l'histoire des idées politiques
et juridiques européennes, exportées ensuite par l'expansion coloniale 7. Ce type
d'État, conçu à l'origine comme une « machine de guerre », apte à s'opposer aux
excès du parlementarisme européen, subit des inflexions qui reflètent les mutations politiques et sociales 8. L'État de droit devient alors une « machine conceptuelle » 9 traduisant divers systèmes de représentation. Avec la mondialisation de
la démocratie représentative, il se présente comme le garant des systèmes politiques en affichant une normativité symbolique rassurante. D'une « machine conceptuelle », l'État de droit devient une « machine discursive » 10, porteuse ellemême d'une inquiétude du discours 11. On peut trouver les sources de cette inquiétude dans la construction de l'État de droit lui-même, car celui-ci fut bâti sur
une forte tension sémantique entre les rationalités du droit, le langage juridique
et les changements sociologiques.
Du point de vue sémantique, l'État de droit est une entité abstraite ; il est un
objet construit distinct de l'objet empirique en raison de son autonomisation du
monde social. Comment la mythologie symbolique de l'État de droit persiste-telle en dépit de la tension sous-jacente à la reconnaissance des droits et leur noneffectivité ? Deux hypothèses explicatives semblent pertinentes : la première se
réfère à l'enracinement de l'État de droit dans l'idée matricielle de l'autolimitation des pouvoirs, ce qui constitue un mythe fondateur permettant la relégitimation du pouvoir. La seconde concerne son intensité sémantique 12, reliée à la capacité régénératrice de l'État du droit, ce qui se fait par les constantes (re)significations sémantiques. Tout au long de son histoire, en effet, l'État du droit s'est
appuyé sur une sémantique mythique, axée sur des représentations évolutives
intégrant la legal consciousness 13. Ces sens renouvelés ont suivi les mutations
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.

Jacques CHEVALLIER, L'État de droit, 2e éd., Éditions Montchrestien, Paris, 1994, p. 7.
Wanda CAPELLER, Introduction aux cultures juridiques non occidentales, Éditions Bruylant,
Bruxelles, 1998.
ID., p. 7-9.
Ibid.eod.loc.
Michel PECHEUX, Analyse automatique du discours, Dunod, Paris, 1969.
ID., p. 1.
Pierre BOURDIEU, « La force du droit », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 1986.
Susan SILBEY, « After Legal Consciousness » dans Annu. Rev. Law Soc. Sci., 2005/1:323-68,
doi: 10.1146/annurev.lawsocsci.1.041604.115938, première publication en ligne dans la Review, le 19 Août 2005.

DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 58, 2017127

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