Droit et Société - La société d'austérité - 2017-2018 - 36

LA SOCIETE D'AUSTERITE

la facture de leurs propres excès. Il en résulte une espèce de « légitimité nietzschéenne » fondée sur l'idée d'une « dette-culpabilité » qui justifie l'effort imposé à tous par l'austérité 35.
Cet argument a été repris, en 2012, par Maurizio Lazzarato dans son livre The
making of the indebted Man. An essay on the neoliberal condition. Selon cet auteur, la relation entre le débiteur et le créancier intensifie les mécanismes d'exploitation et de domination à tous les niveaux de la société, sans distinction
entre : les travailleurs et les chômeurs, les consommateurs et les producteurs, les
populations qui travaillent et celles qui ne travaillent pas, les retraités et ceux qui
reçoivent des aides de l'État social. En fait, tous sont débiteurs, tous doivent
rendre des comptes, tous sont coupables, face au capital et à un créancier universel 36. Par ailleurs, la dette détermine une relation économique où la production
de l'individu endetté devient inséparable de sa moralité 37. La dette, en donnant
lieu à une relation de pouvoir spécifique, constitue une forme de « gouvernamentalisation » des subjectivités individuelles et collectives de laquelle émerge une
moralité marquée par la faute et la culpabilité portée en mode de vie.
Le modèle d'austérité révèle l'importance qu'occupe désormais, dans l'espace
public, l' « homme endetté » 38, dont la vie quotidienne et privée est dépendante des
fluctuations sociales auxquelles il se trouve exposé. Cette subjectivité est induite par
le néolibéralisme sur la base de la promesse que tous peuvent devenir entrepreneurs
et propriétaires : c'est-à-dire responsables de leur destin. C'est à partir de cette perspective que nous proposons une approche socio-juridique de la culpabilité, cette dernière étant associée à la société d'austérité. On pourrait formuler cette question de la
manière suivante : en conditions économiques et sociales considérées comme normales, les conflits et les litiges résultants des dettes liées à la consommation et aux
prêts sont résolus dans les cadres du droit civil et du droit de la consommation ; dans
le contexte de l'exception de l'austérité, néanmoins, cette question se pose sur la base
d'une conscience collective diffuse marquée par la culpabilité, une énorme pression
s'exerce sur les travailleurs-consommateurs 39. De plus, on constate qu'au niveau de
35. Voir l'argument de Frederich NIETZCHE concernant le rôle, dans la société, du contrat, de la
dette, de la culpabilité et de la mauvaise conscience.
36. Maurizio LAZZARATO, The making of the indebted man, Semiotext(e), Los Angeles, 2012, p. 7.
37. Ibid., p. 11.
38. On ne suit ici que partiellement les idées de Maurizio LAZZARATO, op. cit. , qui propose une
relecture du néolibéralisme par la récupération des thèses de Friedrich NIETZSCHE, de Gilles
DELEUZE et de Félix GUATTARI.
39. Jacques RANCIERE, La haine de la démocratie, La Fabrique Éditions, Paris, 2005. Selon cet
auteur, le discours de la responsabilité des « citoyens consommateurs » se base sur l'idée de
l'avidité de la consommation. Voir aussi Bob JESSOP, « Cultural political economy and critical
policy studies », op. cit. Pour ce dernier, certaines explications de la crise financière attribuent
la faute aux consommateurs, notamment quand ils ont souscrit un prêt hypothécaire sans avoir
l'intention de le payer, ou quand ils utilisent en excès leur carte de crédit, ou encore quand ils
achètent de façon effrénée, comme si un jour ils ne devraient pas « rendre des comptes ». Par
conséquent, les consommateurs doivent assumer leur part de responsabilité concernant l'impact
de la crise financière, en l'intégrant dans leurs propres conditions de vie personnelle
(). Dans ce sens s'est banalisée, dans le discours des
gouvernants, et les débats publics et ceux des faiseurs d'opinion, la référence au problème de la

DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 58, 2017

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