Hors Collection - Le droit français de la concurrence. 30 ans après l'ordonnance du 1er décembre 1986 - 2017-2018 - 62

QUELLE PLACE DE L'ÉCONOMIE

Ce qui nous ramène à notre second paradoxe, l'imprécision des lois et le
rôle éminent de la jurisprudence dans une procédure quasi pénale. Le choix
du législateur d'adopter une loi flexible pour sanctionner des infractions
économiques est un choix contraint mais c'est aussi un choix heureux.
L'expérience montre qu'un texte normatif, aussi détaillé soit-il, ne peut
prévoir toutes les situations de marché, parfois complexes à démêler,
que le juge devra pourtant décrire de manière adéquate pour pouvoir se
prononcer sur le caractère restrictif d'une pratique. La loi peut d'autant
moins les prévoir que les techniques changent, que les usages changent,
que les marchés changent en conséquence, et que d'une manière générale
le processus d'innovation qui est une des caractéristiques principales de
l'économie de marché s'oppose à la fixation d'une nomenclature stable
des infractions. Il faut donc, à chaque fois, faire une analyse concrète du
contexte économique et juridique dans lequel s'inscrit une pratique donnée
pour pouvoir la qualifier. Certes, nous disposons souvent de précédents
pertinents permettant de trancher des affaires qui, du coup, n'apparaissent
pas si nouvelles. Lorsque ce n'est pas le cas, nous disposons parfois de
précédents imparfaits et sans doute discutables mais qui restent suffisamment proches du cas étudié pour apparaître pertinents. Enfin, nous devons
aussi traiter des cas pour lesquels il n'existe que des précédents incertains
voire aucun précédent du tout. Cette complexité et cette plasticité de la
matière expliquent pourquoi il est préférable d'avoir des lois relativement
imprécises et une abondante jurisprudence. Elles expliquent aussi le caractère décisif de la description adéquate des faits. Mais cette étape descriptive
n'est pas une étape suffisante. Une Autorité de concurrence ne peut pas,
pour qualifier ou non d'illégale une pratique, se contenter de dire qu'elle
l'a correctement analysée et présentée sous la forme d'un comportement
rationnel. Et cela pour deux raisons.
La première est qu'il ne faut pas confondre rationalité et légalité. Un
comportement illégal peut être tout aussi rationnel qu'un comportement
légal. Il n'y a pas de lien logique entre les deux notions et la légalité ne peut
pas découler de la rationalité. Si tel était le cas, on ne pourrait plus sanctionner les comportements infractionnels qui « réussissent », j'entends par
là ceux qui procurent à leurs auteurs plus de gains que de pertes probables.
Ainsi, échapperait à la condamnation le délinquant qui, même en prenant
en compte le risque de sanction, aurait « tout compte fait » eu raison de
commettre son délit au seul regard du bilan financier de son action : il a été
rationnel du point de vue de ses intérêts matériels bien que l'illégalité de
son comportement ne soit pas contestée. Il ne faut pas oublier que parfois
le crime paie.

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