Bibliothèque d'histoire du droit et droit romain - L'École de Le Play et le droit - Tome 34 - 101

LES MANIFESTATIONS CONTEMPORAINES DE L'ESPRIT CLASSIQUE

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suffrage universel. La crise de l'état moderne (1895). Pour le parlementaire de la
Seine, le suffrage universel est un suffrage « inorganique », qui conduit à construire
la France « par le bas » et qui aboutit, in fine, à l'« anarchie universelle »38.
Construire l'État sur dix millions de grains de sable revient en effet à asseoir la
souveraineté sur des sables mouvants. Le publiciste reproche à la théorie de la
souveraineté du peuple d'avoir débridé dix millions d'égoïsmes sans contrepoids,
sans ciment liant les individus entre eux. C'est oublier que ces dix millions d'électeurs sont égaux tout autant que rivaux. Dès lors, l'indivisibilité de la nation se
voit réduite à une idée abstraite, qui ne peut se concrétiser que par les suffrages de
dix millions d'individus isolés39 : « ayons le courage de conclure en toute franchise :
le grand mal et le grand danger, c'est la souveraineté nationale moléculaire, c'est le
suffrage universel inorganique, qui ne peut être que le suffrage universel anarchique »40. Pour que le suffrage universel perde son caractère anarchique, il faudrait en effet que tous les électeurs soient dotés d'un sens inné de la justice et du
devoir, de l'esprit de sacrifice volontaire, de cette vertu qu'exigent les démocraties
et dont, la plupart du temps, elles sont dépourvues. Or, les électeurs sont bien plus
dirigés par leur intérêt particulier que par un quelconque intérêt général.
145. Charles Benoist, à la suite de sa démonstration, dénonce un thème qui
deviendra un lieu commun de la pensée leplaysienne, ainsi d'ailleurs, qu'un poncif
pour toute la doctrine constitutionnelle : la tyrannie du nombre41, dont Marcel
Morabito a résumé l'essence en écrivant d'elle qu'elle compte les individus sans
peser les hommes42. Le nombre, explique le député, « procède mécaniquement de
la plus rudimentaire des opérations arithmétiques [...]. Le Nombre n'a que sa
valeur de Nombre, et la figure de l'homme n'y figure même pas comme coefficient. L'homme n'y compte que comme individu et ne compte pas comme élément
social »43. Au lieu de cimenter la nation, l'on ne peut qu'assister avec effroi à cette
« ténébreuse mêlée au bout de laquelle le Plus écrase le Moins, avec la stupide et
muette brutalité des chiffres »44. Il n'y a alors aucune alternative convenable : si le
suffrage universel parvient à agir par grandes masses, il aboutit au despotisme des
majorités45. Si, à l'inverse, il n'y parvient pas, il aboutit à l'anarchie46. Or, rappelle
Alexis Delaire (1836-1915)47, l'idée du transfert de la souveraineté au peuple par
38. Paris, Firmin Didot, p. 11.
39. Le député déplore le « grand vide » séparant la nation de l'individu. La même idée est mise en
exergue par Gabriel ALIX, pour qui « l'État, c'est encore lui-même, c'est l'individu ; la souveraineté
nationale n'est qu'une émanation de la souveraineté individuelle [...]. Entre ces deux extrêmes, l'État et
l'individu, aucun groupe, aucune force, il n'y a rien ! » (Comité de défense et de progrès social. Séance du
24 janvier 1896. La liberté d'association, RS, 1896, tome 1, p. 365).
40. BENOIST (Ch.), De l'organisation..., op. cit., p. 14-15.
41. Sur la peur du nombre, cf. PERRON (D.), La République française revisitée : le droit public
en débat (1894-1905), thèse Droit Rennes, 2000, p. 90-103.
42. Histoire constitutionnelle de la France (1789-1958), Paris, Montchrestien, 2006, 9e éd., p. 329.
43. Ibid., p. 16.
44. Ibid., p. 17.
45. Maurice Hauriou rejoint cette critique tendant à affirmer que le suffrage universel ne
représente pas la nation dans son ensemble, mais seulement une majorité (FOULQUIER (N.),
Maurice Hauriou, constitutionnaliste (1856-1929), Jus politicum. Revue internationale de droit
politique, n° 2 (Droit, politique et justice constitutionnelle), 2009, p. 16).
46. BENOIST (Ch.), Réunion mensuelle..., op. cit., p. 906.
47. Né à Paris le 26  septembre  1836, Marie Augustin Alexis Delaire effectue ses études
d'ingénieur à l'École polytechnique, tout en suivant certains cours de l'École des Mines en auditeur
libre. Capitaine du génie auxiliaire pendant le siège de Paris, il est profondément marqué par les
événements de 1870-1871. Choqué par la défaite de la France, et ayant en outre perdu un frère à la
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