Bibliothèque d'histoire du droit et droit romain - L'École de Le Play et le droit - Tome 34 - 205

LA MÉTHODE SOCIALE LEPLAYSIENNE AU SERVICE DES JURISTES

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particulière, consistant à appréhender l'émergence du droit en dehors de ses sources
formelles328, et particulièrement en dehors de la contrainte étatique, gage de l'ordre
et de la sécurité, dégage ainsi les leplaysiens de l'étroit schème de pensée des juristes
occidentaux, et leur permet de développer une réflexion anthropologique propre.
L'observation de peuples lointains, pour qui le droit revêt de multiples expressions
irréductibles au monisme étatique, les inscrit ainsi dans une perspective pluraliste,
entendue comme une « dénonciation de l'étatisation de la position du droit », ou
encore comme un « courant doctrinal de relativisation de l'État »329.
289. Le pluralisme juridique leplaysien se manifeste par un sens aigu des particularismes juridiques des peuples. Comme l'affirme Georges Picot, il ne faut
jamais prétendre « violenter un peuple »330. Les leplaysiens font montre de beaucoup
de nuances en la matière, en particulier au sujet de la question coloniale. La colonisation avait fourni les conditions matérielles d'un développement de la discipline
anthropologique, dans la mesure où elle avait constitué l'occasion de la découverte
de populations non occidentales331. À cet égard, l'École leplaysienne n'a de cesse de
dénoncer la politique d'assimilation de la France, menant à l'étouffement des droits
locaux. Il lui semble ainsi normal que les habitants de Cochinchine se plaignent que
la législation française ait été introduite chez eux sans les consulter, à la manière
française, qui privilégie toujours l'abstraction face aux réalités : « Voilà assez
longtemps que les hommes d'observation et d'expérience ne cessent de répéter aux
hommes de théories et d'invention : la législation d'un peuple ne s'improvise pas, ne
se transporte pas impunément d'un pays à un autre ; le temps les coutumes séculaires, les traditions doivent y jouer un grand rôle ; en un mot, les peuples comme les
hommes ont une constitution naturelle qui se transforme avec eux suivant leurs
besoins et leur état social et qu'il n'appartient à personne de changer arbitrairement. La chimère d'un état social uniforme pour tous les peuples est une chimère
irréalisable et qui ne saurait arrêter un instant un esprit sérieux »332. Cette position
apparaît relativement singulière dans la littérature juridique française de
l'époque333, plus propice à exalter l'œuvre colonisatrice française, envisagée, dans
une perspective toute évolutionniste, comme un instrument d'accélération de
ottomanes, effectuant par ailleurs trois voyages en Russie, même si les monographies rendant compte
de ces pérégrinations, publiées dans le second tome des Ouvriers européens (1877) s'avèrent assez
pauvres d'informations au niveau du droit privé.
328. Norbert ROULAND rappelle que l'identification droit/État trouve un triple fondement
dans l'héritage du droit romain, la codification napoléonienne et les idées des philosophes rationalistes
du xviiie siècle, trois périodes de l'histoire précisément dénoncées par les leplaysiens comme constituant
la genèse du jacobinisme et de l'abstraction (Anthropologie juridique, op. cit., p. 38).
329. MOUTOUH (H.), v° Pluralisme juridique, dans ALLAND (D.) et RIALS (S.) (dir.),
Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 1159. Nous ne revenons pas sur les controverses
inhérentes au concept de pluralisme juridique, qu'un récent colloque a contribué à mettre en exergue
(« Le pluralisme juridique à l'épreuve de l'histoire », colloque tenu les 28 et 29 avril 2011 à Paris 13 et
Paris V-René Descartes).
330. Intervention suite à DRIOUX, Société d'économie sociale. Séance du 8 avril 1888. Le
nouveau projet de Code civil et le régime successoral en Allemagne, RS, 1889, tome 1, p. 710.
331. ROULAND (N.), Anthropologie juridique, op. cit., p. 37.
332. Chronique de la quinzaine. La désorganisation légale en Cochinchine, RS, 1881, tome 1, p. 31.
333. Quelques voix, provenant surtout des milieux libéraux, s'élèvent toutefois pour dénoncer
les méfaits de la colonisation. Il en va ainsi de Gustave de Molinari, Émile de Laveleye, René Lavollée,
Charles Gide, Yves Guyot et Frédéric Passy. Au sein de l'Église catholique, le courant anticolonialiste
achoppe face à l'impératif missionnaire. Quelques personnalités catholiques, comme Jules Lemire ou
Paul Viollet, s'engagent pourtant contre la colonisation (LIAUZU (C.), Histoire de l'anticolonialisme
en France du xvie siècle à nos jours, Paris, Armand Colin, 2007, p. 72-77).

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