Droit et Économie - L'ordre public économique - 366

366 L'ORDRE PUBLIC ÉCONOMIQUE

économique8. Cette mutation ne s'est évidemment pas produite en un jour,
d'un seul coup. Loin d'avoir eu lieu sur le mode de la rupture, elle a pris la
forme d'un processus. Et ce dernier n'est en rien linéaire ; il n'est d'ailleurs
toujours pas abouti, aujourd'hui. Ce qui a pour conséquence pratique que
peuvent coexister des modalités d'intervention juridique appartenant à des
« modèles » différents ou relevant de séquences historiques différentes.
Voilà pourquoi on a pu affirmer que « dans les vieilles démocraties, un
mouvement comme celui de la dérégulation représente un retour au droit
conditionnel de l'État libéral, mais [qu']il suscite néanmoins de nouvelles
interventions pour cadrer et orienter les activités économiques soumises
aux lois du marché »9. De ce fait, la question se pose de savoir jusqu'où
notre sujet peut être traité dans l'ignorance de la longue durée. La prise
en compte de celle-ci ne peut que modifier le regard sur la question du
changement juridique, c'est-à-dire des manières de faire le droit et de le
penser. Ce n'est pas par souci de rabattre à tout prix notre présent sur un
passé lointain, en prenant alors le risque d'intégrer le récit de l'éternel
recommencement, mais parce que le temps long permet de prévenir certains effets de dramatisation. Ainsi, on ne manquera pas d'observer que
les actuelles métamorphoses du droit appliqué à l'économie ne sont pas
explicables par les seules « nécessités de la période » - les « exigences de
notre temps » affirme-t-on encore pour n'avoir pas à en débattre -, mais
qu'elles tirent leur sens d'une mutation beaucoup plus profonde repérable
dès les XVIIe et XVIIIe siècles. C'est cette force de la longue durée que décrit
P. Legendre dans son Trésor historique de l'État en France10. C'est elle encore
qui constitue la trame du cours de M. Foucault au Collège de France sur le
thème Sécurité, territoire, population11. Repérant l'émergence au XVIIIe siècle
de nouvelles formes de « gouvernementalité », il en propose cette analyse
édifiante : « La raison économique est en train, non pas de se substituer à
la raison d'État, mais de donner un nouveau contenu à la raison d'État et
de donner par conséquent de nouvelles formes à la rationalité d'État.
8. Pour une présentation d'ensemble de ces rapports, v. D. TRUCHET, « État et marché », Archives
de philosophie du droit, t. 40, 1995, p. 314-325.
9. Ces remarques sont de C.-A. MORAND, Le droit néo-moderne des politiques publiques, LGDJ, coll.
Droit & Société, Paris, 1999. Ce « droit conditionnel de l'État libéral » qu'évoque l'auteur
n'est pas sans ressembler, en première approche, à celui qu'exposait M. Hauriou dans son commentaire fameux de l'arrêt T. confl., 9 déc. 1899, Asso. syndicale du canal de Gignac c/Ducornot,
Sirey, 1900, IIIe partie, p. 49. C'est encore, si l'on veut, celui que décrivaient P. Matter dans ses
conclusions sur T. confl., 22 janv. 1921, Sté commerciale de l'Ouest africain, ou Josse sur l'arrêt
CE, sect., 30 mai 1930, Syndicat professionnel des épiciers en détail et Chambre syndicale de commerce
en détail de Nevers, in Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative (rassemblées par
H. de Gaudemar et D. Mongoin), LGDJ, Paris, vol. 1, p. 653 et p. 779.
10. Ouvrage préc.
11. Cours préc.
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