Contextes - Penser l'ancien droit privé - 100

DROITS PRIVÉS NON OCCIDENTAUX

mésopotamiennes avec une terminologie romaine influence forcément leur
analyse.
Par une sorte de réflexe romano-centré, on a cherché à ramener une
information inédite et abondante vers quelque chose de connu, dans une
démarche assez « orientaliste » au sens d'Edward Saïd10.
Prenons l'exemple du mariage babylonien pour illustrer ce point. Un
contrat de la ville de Sippar (proche de Bagdad) daté de la fin du xixe siècle
avant notre ère11, dans lequel un homme épouse deux femmes, porte la
mention suivante : « Iltani (la seconde épouse) lavera les pieds de TaramEsagil (la première épouse) et portera son siège dans le temple de son dieu ».
Dans son analyse du droit matrimonial babylonien, É. Cuq12 voyait ici une
allusion à un double rite de mariage, curieusement effectué en l'occurrence
par la seconde épouse et non par le mari ou le père. Sans s'arrêter à cette
anomalie qu'il avait pourtant relevée, Cuq faisait immédiatement le rapprochement avec deux rites romains qu'il tenait pour analogues au contrat
de Sippar : le lavement des pieds de la fiancée avec de l'eau puisée à une
source13, et son installation sur un siège recouvert de la toison d'une brebis
sacrifiée14. Dans son empressement à restituer un droit antique commun
aux civilisations babylonienne et romaine, Cuq avait oublié de lire la suite
de la clause, qui montre en réalité l'infériorité d'Iltani, traitée comme une
servante par l'épouse principale, Taram-Esagil, laquelle occupait - on le sait
maintenant par la publication d'autres textes15 - une position sociale fort
prestigieuse puisqu'elle était religieuse attachée au culte du dieu Marduk,
dieu poliade de Babylone. Et de fait, le lavement des pieds est une activité
typiquement servile16, qui n'est jamais attestée entre les époux17 et consti10. E. Saïd, Orientalism, 3e éd., London, 2003.
11. CT 2 44, étudié dernièrement par L. Barberon, Les religieuses et le culte de Marduk
dans le royaume de Babylone, Paris, 2012 (Archibab, 1, Mémoires de NABU, 14), p. 230.
12. É. Cuq, Études sur le droit babylonien, les lois assyriennes et les lois hittites, Paris,
1929, p. 23-24.
13. Serv. ad Aen. iv.374.
14. Festus s.v. Clavis
15. Cf. L. Barberon, Les religieuses et le culte de Marduk..., op. cit., p. 74.
16. Cf. les attestations répertoriées notamment par M. Stol, Women in the Ancient Near
East, Boston/Berlin, 2016, p. 175. À la fois geste d'humilité et rite d'hospitalité en Orient,
le lavement des pieds est attesté dans la Bible (notamment en 1 Sam. 25:41 lorsqu'Abigaïl,
demandée en mariage par les émissaires du roi David, s'écrie : « Voici ta servante qui est
prête à être ton esclave pour laver les pieds des serviteurs de mon seigneur ») et bien sûr
aussi dans le récit de la Cène rapporté à l'Évangile de Jean (13, 1-15), lorsque Jésus lave les
pieds de ses disciples.
17. Un autre contrat de mariage (CT 48 57) évoque dans les mêmes termes la double
obligation de laver les pieds de l'épouse principale et de porter son siège au temple.
Cf. R. Westbrook, Old Babylonian Marriage Law, Horn, 1988 (Archiv für Orientforschung
Beih., 23), p. 124.

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