Contextes - Penser l'ancien droit privé - 44

RAPPORT(S) AU TEMPS

si sa signification passée à encore quelque chose à nous dire qui serait
susceptible de nous intéresser. On peut bien sûr comprendre de diverses
manières cette entreprise « d'évaluation ». Deleuze, lecteur de Nietzsche,
juge indigne du généalogiste qu'on cherche dans le passé la confirmation
des valeurs présentes (sur le mode : « les Romains étaient vraiment géniaux,
ils avaient déjà inventé notre propriété ») alors qu'il convient plutôt d'user
du passé pour évaluer nos valeurs, en sorte d'y être moins soumis50. Il
juge également indigente la démarche qui consiste à vouloir objectiver
les valeurs présentes et passées en les rapportant à des faits (sur le mode :
« notre droit est meilleur que celui des Romains parce qu'ils avaient des
esclaves et nous pas »), comme si les faits passés pouvaient être comparés
aux faits présents quant à leur signification. La généalogie ne se cache pas
derrière l'objectivité supposée de l'histoire qu'elle raconte, elle s'affiche
et s'assume comme opération critique d'évaluation de la valeur de ses
objets. Le généalogiste sait qu'il crée des filiations dans le sens où il ne les
découvre pas dans l'examen du développement organique et génétique des
dits objets. Et il ne cherche pas non plus à justifier cette ascendance en la
faisant remonter à une origine unique, qui pourrait en outre lui servir de
fondement. Il est du côté de l'art (ou de la pensée) plutôt que de la science
(ou de l'entendement).
Ainsi, lorsqu'on fait la généalogie du droit moderne des auteurs sur leurs
œuvres, on peut établir un lien avec les théories contemporaines de la saisine,
mais on peut aussi « remonter » au droit naturel moderne (Locke), à l'idéalisme allemand (Kant, Hegel ou Fichte sont réputés de bons candidats),
à la défense des intérêts des libraires parisiens (le mémoire d'Héricourt),
à l'expérience anglaise (le Queen Ann's Act) ou vénitienne (l'invention du
brevet), ou encore à la théorie romaine du domaine divisé (Bartole, relu
par Recht51). Aucune de ces généalogies n'est fausse à proprement parler,
elles confèrent toutes une signification très différente à l'institution du
droit d'auteur et manifestent assez crument les manœuvres qui animent
ceux qui les écrivent. En quoi elle se présente aussi comme une entreprise
immédiatement politique, dans le sens le plus élevé du terme - celui de la
création de valeurs.
Il n'y a rien d'étonnant à cela. Le passé se laisse raconter de mille
manières (certaines plus convaincantes que d'autres), il n'y a pas à s'en
offusquer. La différence entre la bonne et la mauvaise histoire, à rigueur
d'enquête égale, ne tient pas à l'adéquation à la vérité supposée du passé
qu'on raconte, mais à la qualité du récit, ou comme l'écrit Paul Veyne,
50. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1970, p. 1 et s.
51. P. Recht, Le droit d'auteur, une nouvelle forme de propriété. Histoire et théorie, Paris,
LGDJ, 1969.

Contextes - Penser l'ancien droit privé

Table des matières de la publication Contextes - Penser l'ancien droit privé