Contextes - Penser l'ancien droit privé - 88

POINTS DE VUE « PRIVATISTES »

positif moderne et histoire du droit, très différents - du moins en apparence -
de ce qui prévaut dans les systèmes de droit codifiés tels que la France.
En préparant cette intervention, deux lectures nous ont frappé. La
première est une remarque de Philippe Jestaz dans sa contribution à cette
journée. Il écrit : « Ce dont je rêve, c'est de [...] vous publier [vous autres
historiens...] dans la Revue trimestrielle de droit civil »17. La seconde est la
préface aux actes du précédent colloque, où les organisateurs nous décrivent
un monde juridique moderne peuplé de kelséniens un peu benêts s'accrochant à leur « vérité dogmatique, tenue pour universelle »18. Probablement
existe-t-il (encore) quelques professeurs autrichiens ou allemands pour
y croire. Nous doutons fort que les privatistes français souscrivent à une
« vérité dogmatique universelle » du droit. Au Royaume-Uni, cette position est à coup sûr à peu près inexistante. Tous les privatistes (au sens de
« modernistes », c'est-à-dire s'intéressant au droit positif actuel) ne sont
certes pas aussi historiens ; mais il ne semble pas polémique de dire que tous
les meilleurs, ou presque, sont au moins « historically aware » - sensibles
à la dimension historique de leur sujet.
L'exemple le plus remarquable de cette symbiose entre droit moderne et
histoire du droit est sans doute celui de Peter Birks, qui fut professeur de
droit romain à Édimbourg puis à Oxford, et l'un des plus grands romanistes
britanniques du xxe siècle, mais qui est surtout connu dans l'« anglosphère »
comme l'inventeur - ou le révélateur - d'un troisième pilier du droit des
obligations, à savoir le droit de l'enrichissement injustifié. Loin d'être une
simple juxtaposition - comme Léonard de Vinci était à la fois peintre et
paléontologue - on peut dire que tous ses travaux sur l'« unjust enrichment »
sont une forme de méditation sur le § 3, 91 des Institutes de Gaius (le cas
du paiement indûment reçu d'un non-débiteur dans l'erreur), méditation
éclairée à chaque tournant par une connaissance intime, non seulement des
autorités de la common law, mais aussi de la tradition civiliste19.
Dans les systèmes de droit non-codifiés, la ligne de démarcation entre
« droit historique » et « droit actuel » est à peu près impossible à tracer.
Le droit anglais, le droit écossais, le droit sud-africain, le droit australien
modernes sont le produit d'une très longue et très lente sédimentation,
où chaque jugement, chaque loi, chaque manuel apporte une nouvelle
pierre dans une histoire ininterrompue qui remonte aux origines, plus que
17. Voir, dans ce volume, P. Jestaz, « L'atemporalité et l'autonomie des grands concepts
et principes en droit privé ».
18. N. Laurent-Bonne et X. Prévost, « Observations sur l'anachronisme des concepts »,
in N. Laurent-Bonne et X. Prévost (dir.), Penser l'ordre juridique médiéval et moderne,
Paris, LGDJ, coll. « Contextes », 2016, p. 9.
19. L. Smith, « Peter Birks and Comparative Law », Revue de droit de l'Université de
Sherbrooke, t. 43, 2013, p. 198 sq.

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