Contextes - Penser l'ancien droit privé - 98

DROITS PRIVÉS NON OCCIDENTAUX

selon les régions : le testament est ainsi documenté en Syrie, en Assyrie
(nord de l'Irak) et à Nuzi (moderne Kirkouk), alors qu'il ne semble pas
en usage dans les cités sumériennes et babyloniennes. Dans ces zones de
successions ab intestat, les partages peuvent être égalitaires - mais souvent
corrigés par le jeu des donations - ou avantager l'aîné sous la forme d'une
part double ou d'un préciput, certaines villes combinant parfois plusieurs
systèmes selon le type de biens4.
Une dernière difficulté tient à l'absence de doctrine dans les droits
cunéiformes, et à la rareté corrélative des concepts. Il n'y a pas de terme
pour désigner le mariage, la vente ou le prêt, et pourtant nous voyons
des hommes épouser des femmes, des maisons ou des champs être cédés
contre un prix, et du grain ou de l'argent être remis temporairement
à charge de restitution avec intérêt. Et on doit aussi signaler qu'il y a peu
de termes proprement juridiques dans les langues du Proche-Orient ancien,
qui recyclent plutôt le vocabulaire courant en lui attribuant contextuellement une portée technique. S'interdire l'emploi des notions modernes
correspondantes, au motif qu'elles n'existent pas dans la terminologie
antique, conduirait à une impasse en empêchant toute interprétation et
tout commentaire des sources.
Pour autant, le danger d'anachronisme ne doit pas être ignoré car il
est permanent. Par exemple, parler de « code » à propos de la stèle de
Hammurabi est certainement impropre si l'on a en tête les modèles contemporains5. L'usage de cette dénomination, dès l'editio princeps du recueil
babylonien par le Père V. Scheil6, est effectivement discutable puisque
l'œuvre n'est ni exhaustive, ni systématique. La découverte de ce monument juridique par un Français, quasiment un siècle après la promulgation
du Code civil, explique sans doute le rapprochement de Hammurabi et
Napoléon par une association d'idées plus ou moins consciente. De même
est-il discutable d'assimiler toutes les tenures concédées par le palais de
Babylone à des fiefs, car beaucoup rémunèrent un service purement économique et non pas militaire7.
Pas de science juridique, pas de vocabulaire spécifique, pas de codes :
si les Mésopotamiens faisaient du droit sans le savoir, sommes-nous alors
fondés à employer nos propres mots, ou ceux dont nous avons hérité, pour
4. Pour un aperçu du droit des successions en Mésopotamie, cf. les diverses contributions
rassemblées par R. Westbrook, A History of Ancient Near Eastern Law, op. cit.
5. S. [Démare-]Lafont, « Les actes législatifs des rois mésopotamiens », in S. Dauchy et al.
(éd.), Auctoritates Xenia R.C. van Caenegem oblata, Bruxelles, 1997, p. 3-27, spécial. p. 4.
6. V. Scheil, « Code de lois (droit privé) de Hammurabi, roi de Babylone, vers l'an 2000
av. J.-C. », Mémoires de la Délégation en Perse, t. IV, Paris, 1902, p. 111-162.
7. S. [Démare-]Lafont, « Fief et féodalité dans le Proche-Orient ancien », in E. Bournazel
et J.-P. Poly (éd.), Les féodalités, Paris, 1998, p. 515-630.

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