Bibliothèque de droit social - Tome 75 - Le système de retraite à l'épreuve de son financement - 95

LE CARACTèRE CORPORATISTE DE L'ASSURANCE « VIEILLESSE »

a été aussitôt renversé par le député Jules Siegfried qui relevait que les pays dans lesquels l'assurance est facultative n'ont pas d'aussi bons résultats en matière de prise en
charge de la vieillesse que l'Allemagne où elle est obligatoire80.
240. Les libéraux fournissaient de manière plus objective un deuxième argument allant à l'encontre de l'obligation. D'après eux, cette pratique portait atteinte à
un certain nombre de droits fondamentaux. Ils considéraient notamment que le fait
pour le législateur de se substituer aux travailleurs en leur imposant un mode de prévoyance était contraire à la dignité humaine81 et au droit de propriété82. Ils ne concevaient pas que l'État puisse déposséder les ouvriers d'une partie de leurs revenus pour
alimenter un dispositif d'assurance sociale83, les privant ainsi de la possibilité de se
tourner vers d'autres dispositifs de prévoyance. Pour contrer cet argument, les partisans d'une assurance « vieillesse » obligatoire rappelaient que les mineurs étaient
légalement soumis à des prélèvements obligatoires depuis la loi du 29 juin 1894 et que
cette loi avait dans l'ensemble contribué à améliorer leurs conditions de vie. Voilà en
appliqué nulle part ailleurs. [...] Eh bien ! il faut que ce soit nous, la nation vaincue, qui venions rendre
cet hommage à l'Allemagne de lui emprunter cette institution. Ce n'était pas assez qu'elle eut acquis
la suprématie des armes par la force, il faut que nous venions aussi lui attribuer la suprématie des
réformes sociales. » (Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Chambre des
députés, séance du 8 novembre 1905, p. 3100)
80. Pour le prouver, Jules Siegfried a opéré une comparaison de deux systèmes : le système allemand
dans lequel l'assurance est obligatoire et le système belge dans lequel elle était facultative. En analysant les
données fournies par les différents États, il constate qu'en Belgique, « la faculté n'a pas donné des résultats
complets. Elle a sans doute développé sérieusement les retraites, mais le mouvement tend plutôt à se
ralentir, et, fait assez grave, beaucoup de ceux qui avaient commencé à prendre un livret n'ont pas continué
leurs versements. On est assez ému en Belgique de cette situation, et beaucoup de bons esprits craignent que
la faculté ne donne pas de résultats suffisants. En Allemagne, au contraire, l'obligation a atteint son but et
les résultats sont excellents, puisque l'immense majorité des ouvriers participe à la retraite. L'expérience
faite dans ces deux pays est donc en faveur de l'obligation. » (Journal officiel de la République française,
Débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 21 novembre 1905, p. 3402).
81. Fernand de Ramel : « [...] je reste convaincu qu'il vaudrait mieux ne pas édicter dans la loi
l'obligation des versements par l'ouvrier et que ce serait souhaitable pour beaucoup de raisons. La première
est une raison de dignité humaine. On doit beaucoup hésiter, ce me semble, à user de contrainte vis-à-vis de
ses semblables, uniquement parce qu'ils sont des salariés, et les considérer comme en état perpétuel de
minorité, de minus habens, incapables de se régir, de prévoir. » (Journal officiel de la République française,
Débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 10 juillet 1905, p. 2835-2836)
82. Après l'échec de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, et durant les débats qui ont
précédé l'adoption des assurances de 1928-1930, Edmond Villey réaffirmait l'idée selon laquelle
l'assurance sociale est un bon dispositif de prévoyance, mais que ce n'est pas le seul ni le meilleur. Or,
en obligeant les travailleurs à cotiser, ces derniers se trouvent privés d'une partie de leur salaire qu'ils
auraient peut-être préféré investir autrement, dans d'autres dispositifs : « Si je combats ce projet, c'est,
d'abord et surtout, parce qu'il viole, dans la personne des ouvriers, la liberté individuelle et le droit de
propriété dans ce qu'il a de plus sacré et que je le crois contraire à la volonté de l'immense majorité
d'entre eux. » (VILLEY (E.), « Chronique législative : débats parlementaires, la loi sur les assurances
sociales », Revue d'économie politique n° 3, mai-juin 1924, p. 557).
83. Mais dans ce cas, que penser des caisses de retraite patronales ? En effet, à l'époque où les
débats sur l'obligation ont lieu au Parlement, nombre d'entreprises ont déjà mis en place une caisse de
prévoyance permettant d'offrir à leurs vieux ouvriers des moyens de subsistance. Or, si ces caisses
peuvent être alimentées par des versements exclusivement patronaux, elles fonctionnement le plus
souvent également à l'aide de cotisations salariales, lesquelles sont rarement facultatives. Devant cet
argument, les libéraux répondaient que l'obligation n'était pas la même. Dans le cas des entreprises,
l'obligation est prévue dans des statuts et est connue par tous. Au moment de s'engager, le travailleur
qui sait par avance qu'une telle pratique a cours au sein de l'entreprise qu'il souhaite rejoindre est donc
libre de signer son contrat de travail et d'accepter le prélèvement obligatoire ou alors de refuser cette
pratique et de rechercher un emploi ailleurs. À l'inverse, une obligation qui serait prévue par la loi et
qui s'appliquerait à l'ensemble des salariés serait privative de liberté dans la mesure où aucun
travailleur n'aurait la possibilité de s'y soustraire.

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