Grands colloques - Les langues régionales et la construction de l'État en Europe - 179

PHILIPPE MARTEL

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Pourquoi ce refus ? Il y a les raisons invoquées, celles que nous venons
de voir. Il y a des raisons plus politiques. Non point la peur du séparatisme :
s'il existe en Alsace un courant autonomiste doté d'élus après 1918, s'il
existe un nationalisme breton assez radical, il n'y a rien de tel en pays d'oc,
tout au plus un rêve fédéraliste qui touche peu d'adeptes dans le Félibrige.
Plus sérieuse, et sous-jacente dans certaines réponses ministérielles, la vision
des patois comme véhicules d'idées réactionnaires qu'il faut tenir hors de
l'école de la République : après tout, c'est bel et bien l'Action française et
son maître le félibre occasionnel Maurras qui fait le plus de place dans ses
publications à la célébration de Mistral. L'Humanité le célébrera aussi à la
fin des années trente, à l'occasion, mais ce n'est guère plus rassurant pour
le régime en place. Plus profondément, ce qui affleure dans les articles de
presse et les déclarations d'intellectuels les plus hostiles, c'est tout bonnement un franc mépris, de nature purement sociale : le patois, c'est l'idiome
grossier de ruraux incultes, auquel on ne saurait ouvrir les portes du sanctuaire scolaire. Quant à la langue des félibres, c'est un artefact qui n'a
rien à voir avec ce qui se parle réellement, et si elle a sa place grâce à ses
qualités littéraires, cette place se situe dans le cercle des associations qui la
défendent, et pas ailleurs.
Idéologie et préjugés, donc. Mais on ne saurait méconnaître les difficultés techniques qu'aurait posées la prise en compte par l'institution de
la langue d'oc, difficultés qu'à cette date ni l'institution ni la revendication
félibréenne n'étaient en mesure de résoudre aisément.
De quelle langue parle-t-on, d'abord ? Pour les félibres, pas de doute,
il y a bien une langue d'oc, illustrée depuis les troubadours du xiie siècle
jusqu'à Mistral et ses disciples. Mais pour la philologie française du temps,
et ses sommités, les romanistes Paul Meyer et Gaston Paris, relayés par
les universitaires qu'ils ont formés, il n'y a pas de langue d'oc, mais seulement un grand domaine « gallo-roman », une « tapisserie » faite de parlers
apparentés se distinguant de proche en proche par de faibles nuances qui
n'empêchent pas leur appartenance commune à un ensemble dont le fleuron
est le français officiel. Impossible donc de trancher dans ce nuancier pour
identifier la limite d'une langue spécifique au Midi de la France. Ce n'est
pas un hasard si la première carte matérialisant de façon à peu près exacte
une telle limite est produite par la science allemande (en 1888), ce qui à
l'époque n'encourageait certes pas à l'accepter à l'ouest des Vosges9.

9. Sur les théories linguistiques à la mode sous la IIIe République, voir G. Brun-Trigaud,
Le Croissant, le concept et le mot, Contribution à l'histoire de la dialectologie française au
xixe siècle, Lyon, Université Jean Moulin, 1990, en particulier p. 251 sqq. La carte allemande
de 1888 est reproduite p. 290.

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