Grands colloques - Les langues régionales et la construction de l'État en Europe - 94

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STATUT ET RECONNAISSANCE JURIDIQUE EN ESPAGNE

Mais on le sait, cette difficulté, pour ne pas dire cette crispation, n'a pas
manqué de se présenter ; elle a été le plus souvent la manifestation d'une
forme de nationalisme attaché à certaines identités territoriales. De ce point
de vue, les nationalismes territoriaux ont participé de la complexité de la
situation des langues régionales en Espagne. Car l'un des dangers dont
peut être porteuse la langue est celui-là : lorsqu'une langue devient une
forme de nationalisme, garant d'un modèle d'identité, apparaît le « nationalisme ontologique », c'est-à-dire une langue enracinée dans un génie,
dans une race et dans un peuple, pour reprendre une terminologie propre
à Heidegger7.
Néanmoins, la complexité du statut des langues régionales en Espagne
se nourrit également des dispositions constitutionnelles elles-mêmes qui,
pour être expresses, n'en sont pas moins ambiguës ou, pour être plus exact,
incomplètes. Car la reconnaissance constitutionnelle de l'État plurilingue,
c'est-à-dire l'admission de l'existence aux yeux de l'ordre juridique de
plusieurs langues officielles ou co-officielles, ne construit pas, à elle seule,
un statut juridique et, surtout, un régime juridique complet. S'y ajoutent,
en outre, une structuration et une terminologie, au sein de l'article 3, qui
ne manquent pas d'être propices aux divergences d'interprétations 8. En
effet, comme dans d'autres domaines, en particulier celui de l'organisation
territoriale, la Constitution ne fait ici qu'un choix très ouvert, c'est-à-dire
inachevé, confinant au paradoxe. Le paradoxe qui résulte de la juxtaposition, au sein d'un même texte, d'une abondance de règles, laissant pourtant
indéterminé l'essentiel, c'est-à-dire le modèle d'organisation, qu'il soit
linguistique ou territorial9. Pour surprenant qu'il soit, ce constat ne fait
guère de doute et s'épuise souvent dans la mention d'une originalité que
la doctrine francophone ramasse, en général, sous la formule de l'« État
autonomique » ou de l'État régional.
En réalité, ces formules, bienvenues, ne rendent toutefois pas totalement
compte de la complexité et du caractère évolutif du traitement juridique de
7. B. Cassin, Quand dire, c'est vraiment faire : Homère, Gorgias et le peuple arc-en-ciel,
Paris, Fayard, 2018.
8. La construction de cet article a suscité un certain nombre de débats, parmi lesquels celui
des conséquences qu'il conviendrait de tirer de sa division en trois alinéas et de l'éventuelle
hiérarchie qu'il conviendrait d'établir entre eux, c'est-à-dire entre les langues auxquelles il
est fait référence et donc entre les régimes qui leur sont attachés. La question s'est particulièrement concentrée autour de la protection que mérite ce troisième alinéa et les « modalités
linguistiques » auxquelles il renvoie.
9. À propos de la structure territoriale de l'Espagne, un auteur a ainsi eu recours, de façon
éclairante, au terme de « déconstitutionnalisation » : le mot est de Pedro Cruz Villalón, « La
doctrina constitucional sobre el principio de cooperación », in J. cano, (ed.), Comunidades
autónomas e instrumentos de cooperación territorial, Madrid, Tecnos, 1990 ; également, « La
Constitución territorial del Estado », Autonomies, 1992, n° 13.
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