Hors collection - Sources et ressources de l’interprétation juridique - 286

286 SOURCES ET RESSOURCES DE L'INTERPRÉTATION JURIDIQUE
du philosophe américain Ronald Dworkin, auquel on doit une œuvre magistrale
dont l'un des apports consiste à avoir comparé l'activité du juge avec celle d'un
groupe de romanciers écrivant à plusieurs mains un roman « à la chaîne ». Selon
les mots de Dworkin, « dans cette entreprise, un groupe de romanciers écrit un
roman chacun à son tour : chaque romancier de la chaîne interprète les chapitres
qu'il a reçus pour écrire un nouveau chapitre, qui vient alors s'ajouter à ce que
reçoit le romancier suivant, et ainsi de suite » (1). Tout l'intérêt de la théorie
consiste à dire que chaque chapitre du roman jurisprudentiel s'appuie sur le travail
réalisé par les auteurs du chapitre précédent tout en constituant la contrainte
du chapitre suivant, sans pour autant que la liberté créative du juge soit totalement
entravée. Cette passionnante métaphore explique le concept de cohérence
« narrative » qui suggère que l'interprétation est indissociable d'un processus de
construction d'un récit obéissant à certaines contraintes.
395. L'idée de cohérence narrative nous paraît également présenter un lien
étroit avec le discours qui conduit, sur la base d'une analyse des règles existantes
et de la construction progressive de la jurisprudence, à reconnaître des principes
sous-jacents au droit en général, et au droit fiscal en particulier. On peut donc
rattacher à cette idée (mais sans doute dans un sens plus large que celui évoqué
plus haut) le phénomène par lequel « le juge doit trancher le cas à l'aide d'une
règle qui résulte de la meilleure interprétation de l'histoire juridique passée. Pour
ce faire, il doit donc rassembler l'ensemble des règles, précédents et principes
susceptibles d'être concernés par le cas en question et déterminer quelle est ou
quelles sont les interprétations qui assurent le respect de la cohérence de l'histoire
juridique passée » (2). Cette conception de la cohérence narrative démontre qu'il
existe un lien étroit entre le souci manifesté par le juge de rester cohérent avec sa
jurisprudence antérieure et l'identification de principes généraux sous-jacents aux
règles.
396. Il n'entre pas dans le propos de ce chapitre de restituer la pluralité des
significations que revêt, chez les philosophes du droit, la notion complexe de
cohérence narrative (3). Plus modestement, et dans la droite ligne de la méthode
suivie jusqu'ici, nous souhaitons simplement examiner dans quelle mesure la
théorie de la cohérence narrative se vérifie effectivement dans la pratique, et jusqu'à
quel point elle peut servir utilement l'interprétation en droit fiscal.
1. R. Dworkin, L'empire du droit, PUF, 1994, pp. 251-252. La question avait déjà été abordée par le même
auteur dans son ouvrage Une question de principe, PUF, 1996, p. 199 et s.
2. Nous empruntons cette formule à J. Lenoble, « La théorie de la cohérence narrative en droit : le débat
Dworkin-MacCormick », Archives de Philosophie du Droit, t. 33, 1988, p. 120 et s., spéc. pp. 128-129. Sur le
lien entre principes généraux du droit et interprétation systématique du droit, v. aussi F. Ost, « L'interprétation
logique et systématique et le postulat de rationalité du législateur », in M. van de Kerchove (dir.), L'interprétation
en droit. Approche pluridisciplinaire, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, 1978,
p. 97 et s., spéc. p. 150 et s.
3. Une littérature abondante a été consacrée à cette question. Citons notamment, pour la littérature récente
en langue française, J. Allard, « Interprétation, narration et argumentation en droit : le modèle du roman àla
chaîne chez Ronald Dworkin », in E. Danblon, E. de Jonge, E. Kissina et L. Nicolas, Argumentation et narration,
Éditions de l'Université de Bruxelles, 2008, p. 67 et s. V. également les développements de B. Frydman, Le
sens des lois. Histoire de l'interprétation et de la raison juridique,3e
éd., Bruylant, 2011, nº 314 et s.

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