Hors collection - Sources et ressources de l’interprétation juridique - 36

36 SOURCES ET RESSOURCES DE L'INTERPRÉTATION JURIDIQUE
Les juges en sont bien conscients et l'on croit pouvoir déceler dans leur pratique
de quoi alimenter une vision très nuancée de la distinction entre le clair et
l'obscur.
§2. - La pratique de la distinction
26. Tout praticien familier des questions d'interprétation sait bien que la
clarté et l'ambiguïté ne sont pas deux pôles qui s'opposent mais qu'il existe
entre les deux une progression par degrés. Les théoriciens du droit le savent
tout aussi bien, soit qu'ils qualifient la distinction de « fiction juridique » (63),
soit qu'ils se divertissent en dissertant sur l'ambiguïté de l'idée
d'ambiguïté (64). Quant à l'administration, elle affirmait dans le mémoire précité,
décidément fort inspiré : « la notion de clarté reste elle-même ambiguë. Le texte
peut être clair au niveau sémantique, mais ne pas l'être au niveau de l'application
du droit ».
Le Président Odent reconnaît lui-même que les enjeux de la distinction entre
le clair et l'obscur sont moins tranchés que ce qu'on pourrait croire. Après avoir
illustré par divers exemples les conséquences attachées à cette distinction, il
relève ainsi que « la jurisprudence est un peu moins ferme que ces exemples
pourraient le faire croire. Il y a des textes dont le sens pouvait paraître clair et
qui ont été interprétés compte tenu des travaux préparatoires (65) ou de leur économie
générale (66). Il est vrai, conclut-il, qu'il n'est pas toujours facile de trancher
la clarté d'un texte » (67).
Certains pourraient être tentés, sur la base de cette observation, de conclure un
peu vite que la distinction entre la loi claire et la loi obscure n'est en réalité qu'un
rideau de fumée dissimulant l'exercice par le juge d'une forme d'arbitraire : en
invoquant la loi claire, il se dispense de justifier son raisonnement ; en recourant
aux travaux parlementaires au prétexte que la loi n'est pas claire (voire même en
dépit de la loi claire), il fait prévaloir l'esprit de la norme sur sa rédaction même.
Tout coup de canif porté à la théorie de la loi claire risque ainsi de mettre en
danger, au-delà de cette théorie elle-même, la prévisibilité et la crédibilité de l'office
du juge.
63. M. van de Kerchove, « La doctrine du sens clair des textes et la jurisprudence de la Cour de cassation en
Belgique », in M. van de Kerchove (dir.), L'interprétation en droit - Approche pluridisciplinaire, Publication
des Facultés universitaires Saint-Louis, 1978, p. 13 et s., spéc. p. 50.
64. W. Farnsworth, D.F. Guzior et A. Malni, « Ambiguity About Ambiguity: an Empirical Inquiry into
Legal Interpretation », Journal ofLegal Analysis, vol. 2, Issue 1, Spring, 2010, p. 257 et s. ; sur la notion d'ambiguïté,
v. aussi M. van de Kerchove, « La doctrine du sens clair des textes et la jurisprudence de la Cour de
cassation en Belgique », in M. van de Kerchove (dir.), L'interprétation en droit -Approche pluridisciplinaire,
Publication des Facultés universitaires Saint-Louis, 1978, p. 13 et s., spéc. p. 29 et s., ainsi que le chapitre 3 de
l'ouvrage de D.Walton, F. Macagno et G. Sartor, Statutory Interpretation. Pragmatics and Argumentation,
Cambridge University Press, 2021, intitulé « Interpretation and Pragmatics - Legal Ambiguity », p. 97 et s., où
les auteurs s'appuient sur la philosophie du langage pour établir une définition de l'ambiguïté.
65. S., 25 mai 1962, dame veuve Duhail, p. 347.
66. S., 30 nov. 1962, Société Entreprise Labalette frères et Cie, p. 645.
67. R. Odent, Contentieux administratif, tome 1, Dalloz, rééd. 2007, préf. R. Denoix de Saint Marc, p. 350.
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