Hors collection - Sources et ressources de l’interprétation juridique - 60

60 SOURCES ET RESSOURCES DE L'INTERPRÉTATION JURIDIQUE
dimension technique très importante (156) et même lorsque le législateur recourt
à un mot du vocabulaire utilisé par tout un chacun, on sait par expérience que ce
mot acquiert progressivement une signification technique propre. C'est un travers
des juristes... et un résultat inéluctable du polissage judiciaire. Comme l'écrivait
Jean Ray en 1926, « les termes qui n'étaient pas techniques lors de la rédaction
d'une loi le deviennent peu à peu, une fois entrés dans la vie juridique, soumis à
l'effort d'interprétation, définis, consacrés, pâtinés en quelque sorte dans les
prétoires » (157). Inutile, donc, d'espérer qu'un langage « courant » ou « ordinaire
» le reste longtemps... À quoi s'ajoute que la référence au langage courant
n'est en toute hypothèse que la première étape d'un processus interprétatif qui
comporte bien d'autres composantes.
B. - L'insuffisance du recours au langage courant
54. Un enseignement essentiel ressort sans ambiguïté de la pratique judiciaire
: le sens donné à un mot par un dictionnaire généraliste est un point de
départ du raisonnement juridique, mais il ne peut en aucun cas être un point d'arrivée
car il faut encore se demander si l'auteur de la norme a effectivement voulu
donner au mot en cause un sens identique à celui du langage courant ou si ce sens
est compatible avec l'économie et les objectifs de la norme.
Ainsi, dans l'affaire précitée où était en cause le sens du mot « neuf» dans une
loi interne (158), le Conseil d'État n'a finalement confirmé la pertinence du
recours au dictionnaire qu'après examen de la finalité de la législation en cause.
La même observation peut être faite pour les besoins de l'interprétation des
conventions fiscales. Ainsi, dans l'affaire Société Chemkostav citée plus
haut (159), l'hommage rendu par le rapporteur public au Grévisse ne doit pas
dissimuler qu'au cas particulier, l'argument du langage courant était corroboré
par d'autres, tirés de la rédaction de la convention en langue tchèque, des commentaires
du modèle OCDE et des travaux préparatoires de la loi de ratification
de la convention. L'interprétation du singulier et du pluriel, et plus généralement
du sens ordinaire des mots, est donc une affaire de syntaxe, mais pas
seulement (160), ainsi que le relève John Avery Jones à propos de l'article 31
156. Un bel exemple de consécration de cette approche se trouve dans le guide publié par Irish Tax and
Customs, Revenue Legislative Services' Guide to interpreting legislation, 2019, § 6.2 : « Ifthe word is not defined
in the Act, and where the provision is directed to the public at large, apply the ordinary and natural meaning
ofthe words used. This is the primary rule ofinterpretation and it is legitimate to consult a dictionary to
determine the meaning ofwords which have no particular legal meaning. Ifaprovision is aimed at a particular
trade, business or transaction, then the words should be construed as having the meaning that they have in the
context ofthat trade, business or transaction, even ifthat may differfrom its ordinary meaning [Henchy J, De
Brun (Inspector of Taxes) v Kiernan [1981] and McCarthy J, McCann Ltd v Ó'Culacháin [1986] ». Cette
méthode d'analyse est également utilisée en jurisprudence anglaise (v. R. Cross, Statutory Interpretation,
3e
éd., LexisNexis, par J. Bell et G. Engle, 2005, p. 72).
157. J. Ray, Essai sur la structure logique du Code civilfrançais, F. Alcan, 1926, p. 31.
158. V. supra, nº 42.
159. V. supra, nº 50.
160. Même conclusion à la lecture de la décision du Conseil d'État, 8e
-3e ch. réunies, 19 sept. 2018,
nº 421693, Dr.fisc. 2019, nº 4, comm. 130, concl. R. Victor, où était en cause l'interprétation du pluriel dans
le groupe nominal « ces personnes » qui figurait à l'article 885 T ter du CGI (« Les créances détenues,

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