Bibliothèque de droit privé - Tome 596 - L'anormalité en droit de la responsabilité civile - 24

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L'ANORMALITÉ EN DROIT DE LA RESPONSABILITÉ CIVILE

certains, parmi les défenseurs déclarés de cette idée, l'expression tendant à faire de
l'anormalité la clé de voûte de la responsabilité civile « peut paraître un peu vague,
mais il n'est pas fatal qu'elle demeure creuse »39. La Cour de cassation elle-même
est venue qualifier la notion de « périlleuse » et son application à la responsabilité
comme étant « assez inexacte »40. À bien y réfléchir, on ne sait si, au-delà du terme
en lui-même, ce que recouvre l'anormalité est véritablement en mesure d'instiller
une quelconque cohérence. Ne profite-t-on pas à l'excès de son ambiguïté pour
traduire une diversité qui peut difficilement être expliquée ? À suivre ce raisonnement, l'unité qui pourrait résulter d'une notion au contenu indéterminé ne serait
que factice. Il est d'ailleurs bien rare que les auteurs s'aventurent à en préciser la
substance41, ce qui n'est pas sans laisser le sentiment que le terme recèle des définitions aussi diverses que ses manifestations. En définitive, la tentation d'une formule ramassée pour expliquer le déclenchement de la responsabilité poserait plus
de questions qu'elle n'apporterait de réponse.
En outre, si la notion d'anormalité est mobilisée, c'est essentiellement pour
mettre en musique le droit commun. Les régimes spéciaux n'auraient quant à eux
qu'une visée indemnitaire et peu d'égards pour un jugement destiné à opérer une
sélection du fait dommageable42. Pensons par exemple à la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 sur les accidents de la circulation, aux termes de laquelle l'obligation de
réparation n'est mise à la charge d'un tiers qu'à la condition d'une implication du
véhicule dans l'accident43. Ajoutons à cela que le droit commun est lui-même parfois rétif à l'idée d'anormalité. Il suffit de faire référence à la responsabilité parentale pour s'en convaincre. On sait en effet depuis l'arrêt Levert du 10 mai 2001 que
la responsabilité des père et mère n'est subordonnée qu'à un simple fait causal de
l'enfant44. Aussi faudrait-il composer avec un nouveau phénomène, auquel le
droit commun n'échappe pas, celui de la responsabilité pour « fait normal »45.
À la cohérence douteuse que serait en mesure d'assurer le terme d'« anormalité »,
s'ajoute ainsi une unité bien relative. En somme, bon gré mal gré, un premier et
rapide diagnostic quant à l'opportunité du recours à l'anormalité pour expliquer
la naissance d'une obligation de réparation pourrait s'avérer peu encourageant,
sauf à considérer que cette vision prenne une dimension prospective. Sans doute
est-ce d'ailleurs là le sens à donner au ton assuré des précédents auteurs qui,
conscients de la réalité du droit positif, livrent en réalité davantage la conviction
de ce que devrait être la responsabilité. L'anormalité pourrait dès lors être prospectivement la clé de compréhension du déclenchement de la responsabilité civile.
39. Ph. BRUN, art. préc., p. 41.
40. Rapport du groupe de travail de la Cour de cassation sur l'avant-projet de réforme du droit des
obligations et de la prescription, 15 juin 2007, consultable en ligne sur le site www.courdecassation.fr. 
41. Cf. néanmoins, parmi les auteurs qui défendent cette idée, S. CHASSAGNARD, th. préc. 
42. Ph. PIERRE, Vers un droit des accidents : contribution à l'étude du report de la responsabilité
civile sur l'assurance privée, thèse, Rennes, 1992, n° 35, p. 65, affirme en ce sens que « la multiplicité des
régimes particuliers d'indemnisation semble de prime abord hypothéquer toute tentative de discerner
les lignes de force d'un droit à vocation discriminatoire ».
43. Cf. article 1er de la loi.
44. Cass.  2e civ., 10  mai 2001, n°  99-11287, D.  2001, p.  2851, rapport P. GUERDER, note
O. TOURNAFOND ; D. 2002, p. 1315, obs. D. MAZEAUD ; RTD civ. 2001, p. 601, obs. P. JOURDAIN ;
JCP 2002, I, p. 124, n° 20, obs. G. VINEY ; ibid., II, 10613, note J. MOULY ; Defrénois 2001, p. 1275,
note E. SAVAUX ; LPA 3 décembre 2001, n° 240, p. 10, note F. NIBOYET ; RCA 2001, chron. 18 par
H. GROUTEL ; ibid., chron. 20 par. F. LEDUC ; Dr. fam. 2002, chron. 7, note J. JULIEN.
45. L.  KACZMAREK, La responsabilité pour fait normal. Étude critique sur son originalité en
matière extracontractuelle, thèse, Préf. L. Grynbaum, Publibook, coll. Recherches, 2012.

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