Bibliothèque de droit privé - Tome 596 - L'anormalité en droit de la responsabilité civile - 55

l'anormalité intrinsèque au dommage : le déséquilibre

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rétrospectivement par un alourdissement du passif et une diminution de l'actif.
Cette pesée du patrimoine était déjà prévue par la Lex Aquilia qui ne réparait
que les dommages matériels, c'est‑à-dire ceux qui atteignaient une chose corporelle et, de surcroît, dans le commerce juridique28. La réparation fût néanmoins
élargie au Bas-Empire avec la création d'une nouvelle action, dite in factum,
permettant ainsi l'indemnisation au-delà du simple dommage causé corpori
(matériellement)29. Sans doute par mimétisme, certains droits ont pu de la sorte
procéder à une approche patrimoniale du dommage. Cette vision est particulièrement marquée en droit allemand. Comme le rappelle un auteur, « le dommage
est défini, en général, comme la différence entre l'ensemble actuel des biens de
la personne lésée et l'ensemble des biens dont cette personne aurait disposé si
l'acte dommageable ne s'était pas produit »30. Cette conception a fait des adeptes
dans d'autres systèmes juridiques, comme l'Italie ou encore la Suisse31. Ce n'est
évidemment pas dire que ces droits ne réparent pas les dommages extrapatrimoniaux32, il s'agit simplement d'une manière de concevoir la notion juridiquement.  La tentation est d'ailleurs forte d'élargir la définition. Elle se fait par
exemple ressentir chez Pufendorf à travers cette précaution de langage : « Le
Dommage, à proprement parler, ne regarde que les choses. Mais nous prenons
ici ce terme dans un sens plus étendu qui renferme toute sorte de lésion et de
préjudice, soit à l'égard de nos biens, soit à l'égard de notre personne, soit à
l'égard de notre réputation, et de notre honneur »33.
L'écho de cette vision patrimoniale du dommage est, en droit français, très
limité34. Cela se traduit principalement par cette formule très majoritairement admise
en doctrine de « lésion d'un intérêt ». Les termes employés ne sont évidemment pas
28. Cf. C.  ACCARIAS, Précis de droit romain, T. II, A. Cotillon et Cie, 1874, n° 683, p. 657 et s.
29. L'application en est tout de même très réduite. C'est l'exemple de celui qui, rencontrant un
esclave attaché par son maître, le détache par miséricorde, le laissant ainsi s'enfuir. L'action in factum
permet donc la réparation alors même que l'esclave n'a subi aucune atteinte corpori (v. C. ACCARIAS,
loc. cit., n° 683, p. 659 et s.).
30. H. WEITNAUER, « Remarques sur l'évolution de la responsabilité civile délictuelle en droit
allemand », RIDC 1967, p. 807, spéc. p. 818.
31. En ce sens, v.  J.-S. BORGHETTI, « Les intérêts protégés et l'étendue des préjudices
réparables en droit de la responsabilité civile », art. préc., p. 155. Concernant la vision italienne du
dommage, M. COMPORTI, « La responsabilité civile en Italie », RIDC  1967, p.  827, spéc.  p.  857,
affirme en effet que « Le dommage extra‑patrimonial (...) ne rentre pas dans le concept de « dommage »
au sens propre ». Plus loin, « le concept de dommage - qui, pour la doctrine traditionnelle, ne se réfère
qu'aux biens patrimoniaux » (loc. cit.).
32. En tout cas aujourd'hui. Car, pour SAVIGNY par exemple, seul le préjudice patrimonial
peut être réparé. La réparation se conçoit uniquement comme une protection « contre une diminution
de son [le créancier] patrimoine » (Le droit des obligations, traduit de l'allemand et annoté par
C. Gérardin et P. Jozon, 1873, p. 466).
33. PUFENDORF, Le droit de la nature et des gens, trad. J. Barbeyrac, H. Schelte, 1756, T. I,
Livre  III, chap.  I, §  3 (l'auteur souligne). Pour GROTIUS, Droit de la guerre et de la paix,
trad.  P. Pradier-Fodéré, coll.  Quadrige Grands textes, 1999, Livre  II, Chap.  XVII, §  II, 1 et  2,
également, le dommage « consiste en ce qu'on ôte à quelcun quelque chose de ce qui est sien, soit qu'il
le tienne de la Nature toute seule, soit que cela lui appartienne en conséquence de quelque acte
humain ». Or, selon lui, « ce qui appartient naturellement à chacun, c'est la Vie dont on est maître
pour la conserver, § non pas pour la détruire : c'est ensuite notre Corps, nos Membres, nôtre Honneur,
nôtre Réputation, § nos Actions propres » (l'auteur souligne).
34. Cf. en ce sens J.-BORGHETTI, art.  préc, p.  155. Certains auteurs ont pourtant tenté de
systématiser le dommage et la réparation à partir d'une telle vision. V. par exemple Ch. QUEZELAMBRUNAZ, th. préc., p. 373 et s. ; v. également, G. MAITRE, La responsabilité civile à l'épreuve de
l'analyse économique du droit, thèse, Préf. H. Muir Watt, LGDJ, coll. Droit & Économie, 2005, n° 277,
p. 157, qui définit le préjudice comme « une diminution de l'utilité totale de la victime ».

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