Contextes - La norme culturelle dans l'ordre juridique - 343

Victor guset 335

À travers ce rattachement, confirmé dans les affaires Dakir et Belcacemi,
la Cour accepte que le visage puisse jouer un rôle symbolique dans l'interaction sociale. Cet élément a été mobilisé en France préalablement à
l'adoption de la loi d'interdiction dans les auditions qui se sont déroulées
devant la mission d'information mise en place par l'Assemblée nationale et
dans le rapport final élaboré par cette mission. En effet, plusieurs personnes
auditionnées par la mission d'information avaient « souligné l'importance
symbolique du visage, en se référant souvent à la philosophie d'Emmanuel
Lévinas »69. Ainsi, le philosophe Abdenour Bidar a estimé que l'un des
arguments susceptibles de justifier l'interdiction du port du voile intégral
est « que le milieu culturel environnant ne saurait accepter une pratique
que la majorité perçoit comme manifestant une certaine violence symbolique »70. Il se fonde sur la phrase de Lévinas selon laquelle « le visage de
l'autre me parle » pour considérer que « cette partie du corps a toujours été
le miroir de l'âme. En ne me donnant pas à voir son visage, l'autre oppose
une fin de non-recevoir à l'exigence de communication inhérente à l'espace
public »71. Selon le philosophe, cela justifie qu'une personne puisse appréhender la dissimulation du visage qui lui est opposée comme une violence
symbolique72. L'influence de ces idées est présente dans le corps même du
rapport final de la mission d'information car l'une de ces parties évoque
expressément le « refus de fraternité » impliqué par la dissimulation du
visage et la phrase précitée d'Emmanuel Levinas73.
Ces éléments, développés par ailleurs d'une manière proche par la Cour
constitutionnelle belge74, conduisent dès lors la Cour européenne des
69. E. Raoult, A. Gerin, « Rapport d'information sur la pratique du port du voile intégral
sur le territoire national », op. cit.
70. Ibid.
71. Ibid.
72. Ibid. Voir, pour une discussion des arguments philosophiques utilisés lors de l'adoption de la loi, P. Baehr, D. Gordon, « From the headscarf to the burqa: the role of social
theorists in shaping laws against the veil », Economy and Society 2013.
73. Voir E. Raoult, A. Gerin, « Rapport d'information sur la pratique du port du voile
intégral sur le territoire national », op. cit., Partie II, IV, A, 1 intitulée « Le « visage miroir
de l'âme » (Emmanuel Lévinas) ».
74. Belgique, Cour constit., 6 déc. 2012, n° 145/2012, pt. B. 21 : « L'individualité de
tout sujet de droit d'une société démocratique ne peut se concevoir sans que l'on puisse
percevoir son visage, qui en constitue un élément fondamental. Compte tenu des valeurs
essentielles qu'il entend défendre, le législateur a pu considérer que la circulation dans la
sphère publique, qui concerne par essence la collectivité, de personnes dont cet élément
fondamental de l'individualité n'apparaît pas, rend impossible l'établissement de rapports
humains indispensables à la vie en société. Si le pluralisme et la démocratie impliquent la
liberté de manifester ses convictions notamment par le port de signes religieux, l'État doit
veiller aux conditions dans lesquelles ces signes sont portés et aux conséquences que le
port de ces signes peut avoir. Dès lors que la dissimulation du visage a pour conséquence
de priver le sujet de droit, membre de la société, de toute possibilité d'individualisation par

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