Clefs - Une société de communication ? - 6e - 137

Une illusion bien fondée

Les phénomènes que le langage social associe aujourd'hui à la
« communication » relèvent aussi en bien des cas de la violence symbolique. La pacification des sociétés occidentales est inséparable d'un
formidable déploiement de violence symbolique. Le souci de manier
avec prudence un terme comme celui de manipulateur ne doit pas aller
jusqu'à la naïveté. À travers certaines composantes de l'ingénierie
sociale se développe un projet de contrôle social explicite, réfléchi,
appuyé sur des savoirs issus des sciences sociales. Des techniques de
gestion et de motivation du personnel, certaines visions de l'entreprise
comme un espace de sociabilité totale, requérant une intégration corps
et âme des personnels ont été les vecteurs de projets et de pratiques
de contrôle et de mobilisation totale des salariés. L'exploration des
idéologies et pratiques de gestion du personnel proposée par JeanPierre Le Goff, Luc Boltanski et Ève Chiappello ou encore Marlène
Benquet1 peuvent en donner la vérification. La puissance et la violence
de l'impensé normatif qui sous-tendent le travail des plus cyniques ou
des plus militants des professionnels de la communication fait parfois
résurgence dans leurs déclarations, leurs textes. Dans un ouvrage
de vulgarisation, deux spécialistes reconnus des relations publiques
évoquent ainsi l'affinité naturelle du projet des public relations avec
les traits de comportement de « l'homme normal », qui « aime entretenir de bonnes relations avec son entourage, avec ses compagnons
de travail comme avec ses chefs. Lorsqu'il s'oppose à eux, c'est parce
qu'il n'a pu trouver d'autres solutions, en désespoir de cause, faute
d'une bonne communication ». La suite est plus explicite encore : « Le
grand problème sera de supprimer les idoles, d'empêcher les opposants, d'interdire aux récalcitrants de se révolter »...2. Citons encore
cette note rédigée par un des conseillers de Richard Nixon lors de
la campagne présidentielle américaine de 1970 : « La politique n'est
une science rationnelle que de façon minimale et qu'importe à quel
point ces (nos) arguments sont convaincants, ils ne seront efficaces
que si nous amenons les gens à faire le saut émotionnel, ou ce que les
théologiens nommaient le saut de la foi... L'usage humain naturel de
la raison est de soutenir des préjugés, non de parvenir à des opinions.
La politique est bien plus émotionnelle qu'elle n'est rationnelle, et
ceci est spécialement vrai dans une présidentielle »3.
1. Encaisser !, La Découverte, 2015.
2. J. Chaumely et D. Huisman, Les relations publiques, PUF, 1992,
p. 32-33. Ce passage reprend des éléments de l'article précité de
M. Crozier, en en éliminant toute charge critique. (Merci à J.-B. Legavre
d'avoir attiré mon attention sur ces textes).
3. J. Mc Ginniss, The selling of the president, Penguin, 1970, p. 172.

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