Revue Droit & Littérature - N°4-2020 - 124

Le thème
Existe-t‑il un simple décalage entre les promesses spirituelles de l'Europe-idée et les médio-crités
institutionnelles de l'Europe-réalisée ? La question anime surtout Gary. Fabrice Larat estime que
loin de se borner à des reproches soulignant le fonctionnement bureaucratique de l'Europe intégrée,
Gary « dénonçait vigoureusement l'appauvrissement du dessein européen par la mise à l'écart de la
culture au profit exclusif de l'intégration économique »43. D'ailleurs Gary écrit bien que « l'Europe
rata sa naissance lorsqu'elle laissa ses chefs d'œuvre dans les musées, dans les bibliothèques et dans
les salles de concert. Ce fut fini lorsqu'il apparut qu'un beau poème ne créait pas des obligations
humaines, et n'empêchait pas les exploitations »44. Mais, de manière plus tragique encore, il appelle
aussi à la nécessité de « se rendre compte et [d']admettre, sans gestes effarouchés de pudeur, que la
culture est quelque chose qui ne passe pas »45. Elle ne passe pas dans les faits. La désillusion serait alors
plus profonde, et il ne pourrait s'agir de seulement constater un écart, lequel supposerait de pouvoir
être comblé, entre une idée et son incarnation. Le projet serait alors raté d'avance. Il pourrait y avoir
une radicale incommensurabilité. Si la culture, autre mot pour dire l'Europe, n'est pas transposable
dans des institutions, il conviendrait alors de tenir la politique à distance de tout rêve de concrétisation.
Qu'est-ce alors que cette Europe qui n'existe pas, et qui condamne à la fantaisie ceux qui prétendent la faire passer dans des institutions, un marché commun ou un espace de liberté de sécurité
et de justice ? Un pur phantasme46. Il y aurait un véritable « quiproquo intellectuel »47. L'Europe
n'a toujours pas su - mais le peut-elle vraiment ? - devenir « ce qui aurait pu la faire naître : une
concrétisation vécue de son imaginaire »48. Ainsi, « autant dire que son authentique raison d'être
- qui est justement de vouloir "passer", au sens d'un "passage revivifiant dans la réalité", - lui fera
toujours défaut »49.
2. Libérés de l'europhilie grâce à la fréquentation de l'Histoire et de la littérature, Gary et
Muray s'offrent le luxe de la distance.
Fabrice Larat observe que « Romain Gary critiquait vertement les limites d'une approche sectorielle, où la bureaucratie mise en place aura toujours tendance à l'autonomie et aux manipulations politiques par sa technocratie interne du type Mansholt" »50. À propos des Communautés
européennes dont il est bien obligé de prendre acte de l'existence, Gary observe : « Oui, il y a un
club de bons vivants »51, hérauts du « mensonge honteux et désespéré »52. Muray avait décidé, dès
1992, « de transmettre, à partir des moindres détails, à partir des plus futiles évènements le dégout
de tout ce qui [était] sur le point de se mettre en place sous le nom d'Europe (...) »53. Attentif à tout
ce qui rate et échoue dans notre modernité, Muray voit dans sa construction l'occasion d'observer ce que le réel a encore d'énergie pour décevoir les attentes hallucinées de l'époque. Il inscrit
43.  F. Larat, op. cit., p. 143.
44.  R. Gary, op. cit., p. 159.
45.  P. Audi, L'Europe et son fantôme, Paris, Éditions Léo Scheer, coll. Manifeste, 2002., p. 32.
46.  P. Audi, op. cit., p. 110.
47.  Ibid.
48.  P. Audi, op. cit., p. 13.
49.  P. Audi, op. cit., p. 32.
50.  F. Larat, Romain Gary : un itinéraire européen, op. cit., p. 142.
51.  R. Gary, La nuit sera calme, op. cit., p. 73.
52.  R. Gary, La nuit sera calme, op. cit., p. 75.
53.  Ph. Muray, E., op. cit., p. 705.

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Droit & Littérature - Numéro 4

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17/06/2020 17:31:23
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