Revue Droit & Littérature - N°4-2020 - 223

Le thème
Casanova, lui n'est pas bien né : il a le tort de l'oublier ou de se croire assez protégé par
Bragadin, qui le considère comme son fils adoptif. Le jeune homme est surveillé : l'inquisition
ne manque pas de raisons de se méfier de lui, ni de prétextes pour l'emprisonner, du blasphème
aux affaires de mœurs en passant par la fréquentation de patriciens et d'ambassadeurs étrangers,
mélange suspect aux yeux d'autorités obsédées par le contrôle de la parole politique. Douloureux
retour du réel : le 26 juillet 1755, Messer grande, chef des archers vénitiens, fait irruption dans sa
chambre, lui demande s'il est bien Giacomo Casanova, saisit ses livres et ses lettres puis le fait arrêter par une trentaine d'hommes. Casanova est conduit devant le secrétaire des inquisiteurs d'État
qui l'identifie formellement et ordonne de l'enfermer - Casanova se souvient des mots qu'il prononce, « en langue toscane » : « é quello : mettetelo in deposito » (I, 1179)12. Giacomo est jeté sous les
Plombs, rude prison installée sous les toits du palais ducal, sans procès en bonne et due forme, sans
être informé des raisons de son arrestation, ni de la durée de sa peine. Des années après sa fuite,
cherchant à obtenir l'autorisation de revenir à Venise, Casanova écrira parfois que le tribunal
n'a pas eu tort de l'enfermer, qu'il est utile que cette institution fasse disparaître les individus qui
menacent l'ordre social. Il ne faut pas être dupe de ce discours : le Vénitien fait acte de soumission
pour parvenir à ses fins, mais d'autres textes montrent qu'il avance masqué. Dans la Confutation
de deux articles diffamatoires, réfutation écrite pour défendre l'Histoire de ma fuite des prisons de Venise et
l'Icosameron, deux œuvres publiées peu de temps avant qu'il ne commence à écrire l'Histoire de ma
vie, Casanova évoque avec ironie le fait que l'inquisition l'ait emprisonné « sans faire usage du procès criminel dans les formes » : « sans cela, je n'aurais pas pu être enfermé, car je n'avais commis
aucun crime. Ils me firent enfermer par précaution, et pour me corriger, mais n'ayant pas senti
cela, je ne leur fus pas reconnaissant » (I, 1497‑1498). L'inquisition tire ses pouvoirs exorbitants
de sa vocation première : née pour répondre à la menace d'un coup d'État, elle devait être en mesure d'agir rapidement. Les phrases de la Confutation font sentir l'écart entre la fonction originelle
du tribunal et la réalité contemporaine des pratiques : les prérogatives des inquisiteurs servent
désormais d'autres fins que la sauvegarde de l'État. La justice d'exception s'est banalisée : elle sert
à réprimer tout ce qui incommode les puissants.
Par un compagnon de cellule, Casanova apprend les hypothèses que l'on avance pour expliquer son arrestation : toutes sont fantaisistes et disent, en creux, l'arbitraire de la décision du
tribunal. Le prisonnier découvre aussi « un grand tas de cahiers ». Y sont consignés des « procès
tous criminels » qui donnent l'image d'une société où l'autorité est constamment dévoyée : les
responsables des « conservatoires de filles » abusent des pensionnaires, les confesseurs des pénitentes, les maîtres d'école des élèves, les tuteurs de leurs pupilles (I, 1202‑1203). L'enfermement
de -Casanova relève lui aussi d'un semblable dévoiement de l'autorité. La même représentation
du judiciaire se trouve dans l'histoire du comte d'Asquin, rapportée à Casanova par un autre
prisonnier :
« Il me disait que ce comte, n'étant pas riche, exerçait à Udine le métier d'avocat, et qu'il
défendait l'ordre des paysans dans le conseil de la ville contre la noblesse qui voulait le
priver du droit de suffrage dans les assemblées provinciales. Les prétentions des paysans
12.  « C'est lui : enfermez-le ». Sur les enjeux, décisifs, de la scène d'identification dans l'Histoire de ma vie, je me permets de renvoyer à
nouveau à Jean-Christophe Igalens, Casanova. L'écrivain en ses fictions, op. cit., notamment p. 342 sq.

Droit & Littérature - Numéro 4

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