Revue Droit & Littérature - N°4-2020 - 235

Le thème
logies prennent souche dans la nuit. Quelles leçons l'Europe a-t‑elle suivies de Charpentier, de
Schumann, de Chopin, que des leçons de ténèbres ? Othello finit par se fondre follement dans la
noirceur de Desdémone et eux deux dans la nuit de Venise. D'innombrables nuits de Walpurgis
ont illuminé nos cauchemars, Rembrandt fait sa ronde de nuit, Hésiode a confié à la déesse Nuit
le pouvoir d'enfanter tous les principaux dieux. Et qu'il suffise enfin de se souvenir de nos frères
nocturnes, Don Quichotte et Hermès errant sous la lune, Œdipe aveugle et le fugitif des Nuits
d'Young, tous les explorateurs solitaires de notre culture.
Second exemple, lui aussi capital dans notre imaginaire clivé d'Européens, la dichotomie radicale qui oppose ici une vision de l'Europe comme culture de l'énergie et de la volonté, là une
conception d'elle comme terre du « taedium vitae » et de la mélancolie. Le culte des dieux et héros
antiques, Dionysos et Ulysse en tête, la noblesse de la chevalerie médiévale, l'aveuglement moderne pour l'action, tout un pan de notre Histoire s'écrit à la lumière de l'une des valeurs que
l'Europe révère le plus : l'énergie. Leopardi, Stendhal, Nietzsche l'ont louée pour sa capacité à
pousser en avant hommes et peuples. Thomas Mann a écrit sa somme de La Montagne magique
(1924) en faisant reposer tout son roman sur le fossé qui séparait les deux idéologues européens du
récit, Settembrini et Naphta, l'un défenseur, l'autre négateur de l'énergie. L'Europe préférerait
à tout les miroirs qui renvoient d'elle l'image d'une civilisation au travail, œuvrant sans trêve et
bardée de vouloir. Baudelaire admirait les personnages balzaciens, bourrés de volonté « jusqu'à
la gueule ». À l'inverse, et toute nationalité confondue, toute géographie abolie, on n'a cessé de
soutenir que l'Europe était par essence une culture mélancolique, la culture par excellence du
« spleen », de l'« acédie » - on dirait aujourd'hui de la dépression. Voyez le malheureux Icare, ivre
d'idéal, qui s'est envolé trop haut, et dont l'ascension jusqu'au soleil n'a connu pour toute victoire
que la chute dans la mer. Voyez son double dans le monde chrétien, Lucifer, qui n'a pas craint de
s'élever jusqu'à des hauteurs divines telles que, pour son châtiment, il a fini précipité dans l'abîme.
Et voyez encore saint Antoine dans le désert, Faust dans son laboratoire, Dürer dans ses gravures,
Hamlet dans son château, Schubert dans ses sonates, Madame Bovary dans sa province, Nerval
dans Paris, Kierkegaard dans ses brumes, Chirico dans ses tableaux... Tous souffrent à ne plus
pouvoir supporter l'existence : tous aussi ont construit notre culture. « La mélancolie », a écrit
Yves Bonnefoy, « est peut-être ce qu'ont de plus spécifique les cultures de l'Occident. Née de l'affaiblissement du sacré, de la distance qui croît entre la conscience et le divin, et réfractée et reflétée
par les situations et les œuvres les plus diverses, elle est l'écharde dans la chair de cette modernité
qui depuis les Grecs ne cesse de naître mais sans jamais en finir de se dégager de ses nostalgies, de
ses regrets, de ses rêves »11.
Non, pour finir, que l'idée de clivage entre les grands ensembles culturels n'ait jamais possédé
aucune réalité, jamais joui d'aucune crédibilité. Il est toujours difficile de « trouver » l'Europe.
Des œuvres célébrissimes (songeons à l'Arioste, à Dostoïevski, à Proust encore) se sont élaborées
en bonne partie sur ces clivages. Force est pourtant de reconnaître, n'en déplaise au cousin Pons
et à son ami Schmucke que tous les musiciens ne sont pas allemands, ni tous les peintres italiens.
Claudio Magris a montré, d'un roman à un essai, que les ensembles culturels (par exemple le
-Danube) sont des fédérations de terres et de peuples. Les vrais clivages sont toujours ailleurs que
11. Yves Bonnefoy, préface à Jean Starobinski, La Mélancolie au miroir, Paris, Julliard, 1989.

Droit & Littérature - Numéro 4

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