Revue Droit & Littérature - N°4-2020 - 283

VARIÉTÉS
du droit public français à taire, à partir des années 1910, l'influence des penseurs allemands est
connue10. Ce refus de témoigner d'une inféodation à une science juridique longtemps admirée et
jalousée11 transparaît notamment chez Duguit. Alors qu'il calque sa théorie de l'acte de volonté
sur celle développée par Ihering dans L'évolution du droit, reprenant jusqu'à ses exemples, il gomme
peu à peu toute référence à celui qui l'a inspiré12. À la même époque, les références aux civilistes
paraissent trop savamment distillées par des auteurs tels que Jèze pour ne pas trahir une mise en
scène13. Discourir avec les civilistes, utiliser leur langage, favorise la constitution d'une science
juridique commune et l'élévation du droit administratif au même rang que le droit civil. Certains
patronymes sont ainsi bannis, tandis que d'autres sont méthodiquement avancés. Dans ce système
complexe de références du début du xxe siècle, le nom de Laferrière occupe une place singulière.
Ce prestige, qui confine au culte, se constate essentiellement au sein de la doctrine universitaire. La
doctrine organique fait montre en effet de plus de mesure dans ses références à Laferrière, mesure
dans l'invocation même du nom, mesure dans les qualificatifs qui lui sont -associés. L'analyse des
conclusions des commissaires du gouvernement de la fin du xixe et du début du xxe siècles atteste
que la référence à Laferrière ponctue surtout les temps importants de la jurisprudence administrative, en venant au secours des innovations suggérées14 ou en dispensant de longues démonstrations15. En outre, si Léon Noël a érigé en 1912 le Traité de la juridiction administrative et des recours
contentieux au rang de « bible » des membres du Conseil d'État, beaucoup évoquent plus sobrement
« l'autorité » de cet ouvrage16. Cette déférence contenue contraste avec l'emphase d
- éployée par les
10.  V. la réaction de M. Hauriou à l'article de H. Berthelemy : « M. H. Berthélemy, dans un article sur le fondement de l'autorité politique
(Revue du droit public, t. 32, p. 672), me reproche d'être un partisan convaincu de la doctrine allemande de la personnalité subjective
de l'État [...] M. Berthélemy a été mal servi par ses souvenirs ou par sa documentation [...] il n'y a de sa part qu'une inadvertance
matérielle, mais [...] ce contresens a, dans les circonstances présentes, quelque chose de particulièrement déplaisant ». M. Hauriou,
« Le fondement de l'autorité politique », RDP 1916, pp. 20‑21. V. également N. Foulquier, Les droits publics subjectifs des administrés. Émergence d'un concept en droit administratif français du xixe au xxe siècle, Paris, Dalloz, NBT, vol. 25, 2003, pp. 128‑129, O. Jouanjan, « Duguit et
les Allemands », in F. Melleray (dir.), Autour de Léon Duguit, Bruylant, 2011, particulièrement pp. 201‑224.
11.  V. sur la perception française de la science et de l'enseignement en Allemagne à la fin du xixe siècle, E.P. Dreyfus-Brisac,
« -L'enseignement en France et à l'étranger considéré au point de vue politique et social », Revue international de l'enseignement 1889, t. 17,
p. 114 et C. Digeon, La crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, Dito, 2e éd., 1992, pp. 364‑383.
12.  V. A.-L. Girard, La formation historique de la théorie de l'acte administratif unilatéral, Paris, Dalloz, NBT, vol. 124, 2013, pp. 99‑102.
13.  V. notamment G. Jeze, « Essai d'une théorie générale sur les motifs déterminants », RDP 1922, pp. 377‑382.
14.  « Nous vous demandons, pour terminer cette partie de nos observations, la permission de vous montrer, par deux citations
que notre thèse peut invoquer en sa faveur des autorités considérables dans la science du droit administratif. « Un ministre », dit
M. Laferrière... ». J. Romieu, concl. sur CE, 2 décembre 1892, Mogambury, Rec. 840 ; V. également H. Jagerschmidt, concl. sur CE,
13 décembre 1889, Cadot, Rec. 1151 ; J. Romieu, concl. sur CE, 6 février 1903, Terrier, Rec. 97 ; G. Tessier, concl. sur TC, 29 février
1908, Feutry c. Département de l'Oise, Rec. 210‑212 ; G. Pichat, concl sur CE, 8 mars 1912, Lafage, Rec. 351 ; P. Matter, concl. sur TC,
22 janvier 1921, Société commerciale de l'Ouest africain, in H. de Gaudemar, D. Mongoin, Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative,
vol. 1, Paris, LGDJ, 2015, p. 659 ;
15.  « Il n'y a aucune difficulté sur la recevabilité du conflit [...] Nous nous bornerons sur ce point à vous rappeler l'opinion conforme
de M. Laferrière ». J. Tardieu, concl. sur TC, 2 juin 1908, Girodet c. Morizot, Rec. 597 ; « Messieurs, cette dernière phrase de la doctrine (nous la tenons de l'ouvrage de M. Laferrière, t. I, p. 644) reste de plus en plus dans les tendances de la jurisprudence actuelle
du Conseil d'État et du Tribunal des conflits ». L. Corneille, concl. sur CE, 6 mai 1921, P.-L.-M., RDP 1921, p. 514 ; v. également
G. -Tessier, concl. sur CE, 23 janvier 1903, Compagnie des chemins de fer économiques du Nord, Rec. 64 ; G. Saint-Paul, concl. sur CE,
18 décembre 1903, Dame Greliche, Sieur Jossaud et Département de la Drôme, Rec. 798 ; G. Saint-Paul, concl. sur CE, 16 décembre 1904,
Sieur Gaillot, Rec. 815 ; J. Romieu, concl. sur CE, 21 décembre 1906, Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix de Séguey-Tivoli
à Bordeaux, Rec. 967 ; G. Tessier, concl. sur TC, 12 décembre 1908, Époux Toussaint c. l'Assistance publique de Paris, Rec. 1033 et 1035.
16.  V. P. Gonod, Edouard Laferrière un juriste au service de la république, Paris, LGDJ, BDP, t. 190, 1997, p. 26 ; Sur « l'autorité » de
-Laferrière, v. par ex. G. Tessier, concl. sur CE, 29 mai 1903, Sieur Le Berre, Rec. 414. J. Tardieu, concl. CE, 6 décembre 1907, Compagnie des chemins de fer de l'Est, Rec. 915 ; V. encore récemment J.-H. Stahl qui présente Laferrière comme un maître, le premier, parmi
d'autres, in « Hommage au professeur Chapus », RDA août 2017, repère 8.

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