Revue Droit & Littérature - N°4-2020 - 311

Variétes
certaine noirceur dans son rapport au droit. Il y dessine un corps judiciaire vengeur composé de
ces « gros Hercules en toge69 » dont il aurait été une victime persécutée. Cette stratégie de victimisation s'avère être un continuum dans le tableau que Céline propose de ses joutes judiciaires.
Toutefois, il y ajoute la mise en scène d'une contre-attaque à l'égard de ses juges :
« Les juges de la Cour Ultime ont mon sablier à la main... ! Ils disent : "Sale fantoche !
Encore un mois ! Il est pas mort ! Saloperie ! Ils se surprennent... ils s'indignent ! voilà leurs
opinions de moi-même ! mais moi j'écrirai leurs noms dans la Sainte Chapelle ! leurs noms
d'or !" »70
Le roman interroge le processus par lequel s'entrecroisent, à partir de l'« objet droit », la fiction,
l'autofiction, la justice et l'histoire71. Car une fois de plus, Céline fond la réalité juridique dans le jeu
fictionnel de sa nébuleuse littéraire72. Ainsi le roman débute-t‑il par cette épigraphe :
« L'horreur des réalités !
Tous les lieux, noms, personnages, situations, présentés dans ce roman, sont imaginaires !
Absolument imaginaires ! Aucun rapport avec aucune réalité ! Ce n'est là qu'une "Féérie"
et encore !.. pour une autre fois ! »73
On l'aura compris, Céline ne cesse de promener le lecteur dans les fictions et réalités du juridique, dans le but d'avoir le « dernier mot »74 de son procès. Selon une démarche semblable à
celle qu'il avait initiée dans sa correspondance, il opère une dynamique de bascule de la défense
vers l'accusation. Entre-temps, les limites tenant à l'étroitesse du format épistolaire ont disparu :
Féérie pour une autre fois est un flot prosodique interminable qui embarque le lecteur dans le vertige
d'un espace-temps discontinu au sein duquel Céline transforme « les critères éthiques de l'éloquence judiciaire en critères esthétiques »75. Par le recours abondant à la « forme procès », le droit
est au cœur de la littérature de Céline pour la première fois. L'effervescence des salles d'audience,
que Céline n'aura jamais connue, est reconstituée par la fiction :
« L'accueil de la Cour ! Comment le Grand Procureur vous broche ! clape ! musèle !
Qu'est-ce que j'irais contre dire ?.. Tout est photographié par ondes ! galipettes, voltiges,
soupçons, actes ! Vos intentions mêmes !.. je vous vois coquet !... vous êtes impossible à
défendre !... Oh, pas que je chichite, concède... biaise... ah pas du tout ! rien du tout !
-admette ?... Jamais ! je décuple d'émotion au contraire ! je pitre ! je mouille !... mais allez
que je touche ces glauques !... vibre ces jurés d'outre-là !... [...]
Le président frappe du marteau, trois flics surgissent, sortes de Cyclopes...
Pitié pour lui !
Mes derniers mots.

69. Féérie I, 162.
70. Ibid., 162‑163.
71. P. Roussin, Misère de la littérature... op. cit., p. 585.
72. On songe à la formule que Céline utilisera pour définir le statut juridique de Sigmaringen dans D'un château l'autre : « une certaine
façon d'exister, ni absolument fiction ni absolument réelle », cité par H. Godard dans À travers Céline, la littérature, Gallimard, 2014.
73. Féérie I, 4.
74. P. Roussin, op. cit., 586.
75. Ibid., p. 597.

Droit & Littérature - Numéro 4

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