Revue Droit & Littérature - N°4-2020 - 88

Le thème
1916, 1920 : à quatre ans d'intervalle, deux textes, venus l'un et l'autre d'écrivains nés dans
l'empire austro-hongrois, inscrivent, explicitement pour l'un, implicitement pour l'autre, une
-méditation sur l'Europe par le détour de Babel. Le premier, La Tour de Babel (Der Turm zu Babel) de
Stefan Zweig, paraît dans la Vossische Zeitung en mai 1916 ; il correspond au moment où son auteur
(qui, contrairement à ce qu'il voudra faire accroire dans Le Monde d'hier, s'était laissé -gagner par
la fièvre nationaliste au début de la guerre) achève de rejoindre les positions pacifistes de son ami
Romain Rolland2 ; il y plaide la réconciliation des nations européennes, en des termes néanmoins
assez généraux et vagues pour ne pas s'exposer aux ciseaux de la censure militaire. Le second
texte (posthume) est de Franz Kafka : tiré de la « liasse de 1920 », il sera publié par Max Brod en
mars 1931 sous un titre de son initiative : Les Armes de la ville (Das Stadtwappen). Les deux textes se
distinguent certes, tant par leur condition de rédaction que par leur destin éditorial et leur qualité
littéraire. Autant le texte de Zweig, prise de parole publique adressée aux peuples d'Europe, est
cousu de fil blanc, autant celui que Kafka griffonne dans le secret de ses journaux est conçu pour
déconcerter, prendre à revers la tradition et le sens commun. Là où Zweig mettait les points sur
les i, en désignant en toutes lettres l'objet de sa réflexion (la concorde européenne), Kafka élabore
un récit sans référent stable (sa fable reste confinée à l'époque biblique) tout en se prêtant, sans
jamais s'y réduire, à une lecture politique à la lumière de l'actualité la plus récente3. Par-delà cette
asymétrie, cependant, une même décision rassemble les écrivains : l'un au plus vif du conflit mondial, l'autre dans l'immédiat après-guerre, sollicitent un épisode biblique pour y chercher le sens
de la catastrophe advenue. C'est ce geste-là, philosophique, politique et littéraire, qu'il importe
d'élucider.
Dans un recueil de 2001 consacré au Défi de Babel, ces deux textes étaient l'objet de deux
études distinctes4. On aimerait ici les soumettre à un éclairage contrastif, qui viserait d'une part à
-mesurer la distance qui les sépare et d'autre part à scruter plus résolument leur rapport au mythe
d'origine. Il se pourrait que ce soit dans l'ambiguïté originelle de l'épisode biblique que soient
à chercher les sources du contentieux politique lisible dans ces deux variations apocryphes, au
prix d'un tête-à-queue exégétique : l'écrivain viennois qui, dans sa volonté pédagogique, reste
le plus près du texte biblique, au lieu d'éclairer l'effondrement de son rêve cosmopolite, ne fait
que le rendre indéchiffrable ; l'écrivain praguois qui, à l'inverse, semble s'en affranchir le plus
résolument pour produire un texte plus ésotérique que son modèle, n'en propose pas moins des
clés pour appréhender les ressorts de la crise endémique de la cité humaine et les apories de la
« construction » européenne.

2.  Romain Rolland publia une traduction de ce texte avant même sa publication en allemand, dans sa rue Le Carmel de Genève. Sur
la question du contexte historique et intellectuel, nous ne pouvons que renvoyer à l'excellent article de Jean-Yves Masson : « Stefan
Zweig face au mythe de Babel : constantes et évolution d'une lecture politique », in Sylvie Parizet (dir.), Le Défi de Babel. Un mythe littéraire
pour le xxie siècle, Desjonquères, 2001, p. 113‑126.
3.  Sylvie Parizet rappelle que le lexique de Kafka joue sur différents niveaux d'interprétation, dans lesquels Babel peut être
lu aussi sous l'angle de la « Tour de Babel intérieure » que dans sa dimension historico-politique. Ainsi, dans son aphorisme
de 1923, « Nous creusons la fosse de Babel » (« Wir graben den Schacht von Babel »), le verbe « graben » (« creuser ») renvoie à
la fois à la mort imminente de l'écrivain (« Grab », la tombe) mais aussi au souvenir de la « guerre de tranchées » (« Grabenkrieg ») (« Quand Kafka relit un vieux mythe biblique... Les métamorphoses de Babel », in Philippe Zard (dir.), Sillage de
Kafka, Le Manuscrit, 2007, p. 121‑122).
4.  Celles de Jean-Yves Masson (art. cit.) sur Zweig et la mienne, « Kafka, architecte du politique dans Les Armes de la ville », p. 127‑140.

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Droit & Littérature - Numéro 4

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17/06/2020 17:31:22
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