Contextes - Approches culturelles des savoirs juridiques - 44

Provincialiser les savoirs juridiques

attention détaillée aux pratiques sociales et aux médiations matérielles par
lesquelles les acteurs impliqués s'entendent sur un énoncé et conviennent
qu'il est vrai. Autrement dit, il ne s'agit pas de déterminer si un énoncé
est vrai mais si - et surtout comment - il est tenu pour vrai au sein d'une
communauté de pratique. Pour cette raison, dans la lignée ouverte par
les travaux de Thomas Kuhn, une partie des recherches en sociologie des
sciences se sont intéressées aux pratiques des communautés savantes afin
de caractériser les « cultures épistémiques » qui prévalent en leur sein : « ces
agrégats d'arrangements et de mécanismes - cimentés par l'affinité, la nécessité et la coïncidence historique - qui, dans un domaine donné, déterminent
comment nous savons ce que nous savons. Les cultures épistémiques sont
des cultures qui créent et garantissent des connaissances, et la principale
institution de connaissance dans notre monde est, et reste, la science »33.
Dès lors que ces distinctions sont rappelées, on peut tenir provisoirement à distance la question normative de savoir si les énoncés sur le droit
constituent des énoncés scientifiques au vu des critères d'appréciation que
l'on choisit de retenir (réfutabilité, vérification, etc.). Toute autre est la
question empirique de savoir comment sont produits ces énoncés, comment
ils circulent, « convainquent », « intéressent », etc. Seul ce second ensemble
de question est l'objet de l'analyse des études sociales sur les sciences. Or,
de ce point de vue, l'activité savante prenant le droit pour objet est bien
une activité réglée, réalisée au sein d'institutions par des acteurs qui sont
engagés dans des formes de professionnalité, qui partagent des savoirsêtre et des savoir-faire - de sorte, et c'est là le plus important, que tout ne
peut pas être dit sur le droit, ni par n'importe qui. En cela, la démarche
envisagée est certainement constructiviste34, au sens où elle est attentive
aux opérations qui font tenir le monde social, mais elle n'est pas relativiste
car elle admet que tous les énoncés sur le droit ne se valent pas. Cette
distinction éclaire utilement le débat autour de la question de savoir si
« la doctrine » est, comme le pensent certains auteurs, une « entité »35 ou,
comme d'autres l'affirment, la pensée d'individus exerçant, chacun depuis
son lieu, leurs facultés d'analyse36. Pour être centré sur ce que produit
et pense la doctrine (« une dogmatique au sens fort », d'un côté, ou les
33. K. Knorr-Cetina, Epistemic Cultures. How the Sciences Make Knowledge, Harvard
University Press, 1999, p. 1.
34. Voir l'utile clarification apportée par Ian Hacking sur le constructivisme dans les
science studies : I. Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris,
La Découverte, coll. Textes à l'appui, 2001.
35. Ph. Jestaz et Ch. Jamin, « L'entité doctrinale française », D. 1997, chron., p. 167.
36. L. Aynès, P.-Y. Gautier, F. Terré, « Antithèse de "l'entité" (à propos d'une opinion
sur la doctrine) », D. 1997, chron., p. 229.

Contextes - Approches culturelles des savoirs juridiques

Table des matières de la publication Contextes - Approches culturelles des savoirs juridiques