Contextes - Approches culturelles des savoirs juridiques - 90

Le profane et le droit

Ces premières données, cependant, ne feront sens que rapportées
aux objectifs de l'éducation juridique des profanes : c'est également la
pensée et les théories de l'éducation qu'il faudrait convoquer à l'appui
de ces analyses52. Moraliser, instruire, émanciper : quels buts poursuiton lorsqu'on entreprend de transmettre largement une forme de savoir
juridique ? De la part des élites, catholiques comme philanthropiques,
dispenser quelques notions de droit aux non-juristes peut avoir pour finalité, dans le contexte de l'émergence de la question sociale, de moraliser et
de domestiquer les classes populaires. Une telle entreprise peut aussi, - et
ce sera surtout le cas à partir de la IIIe République -, viser à atteindre l'idéal
républicain d'émancipation de l'homme par l'instruction et à acculturer
le peuple à la démocratie et au libéralisme dominant du xixe siècle. De la
part des milieux syndicaux ou ouvriers, dispenser des rudiments de droit
obéit, on s'en doute, à des objectifs très différents : apprendre à connaître
et défendre ses droits face au patron, voire à l'État. C'est, dans ce dernier
cas, toute une contre-culture du droit qui se donne à voir, ou, en tout cas,
une appropriation de l'« arme du droit »53 par des travailleurs soucieux de
se défendre. Du côté de l'enseignement professionnel, ce sont plutôt des
cultures juridiques professionnelles spécialisées qui émergent. Autrement
dit, ces enseignements, dans leur infinie diversité comme dans leurs diverses
temporalités et leur multiscalarité géographique, ne véhiculent pas la même
culture juridique. La France de l'époque contemporaine compte, par conséquent, autant de cultures juridiques que d'utilisateurs du droit.
Est-il d'ailleurs seulement possible de transmettre ce qu'est le droit (ou
une partie du droit) à des profanes non-initiés à la technicité du vocabulaire et à la subtilité du raisonnement juridique ? Sans pouvoir évaluer de
manière certaine l'efficacité de ces cours, les recherches pourront porter
avec bénéfice sur les aspects pédagogiques et matériels de ces dispositifs
d'enseignement. L'enseignement juridique à des individus a priori noninitiés au droit nécessite en effet une certaine adaptation au public visé, faute
de décourager l'auditoire. Des techniques d'enseignement spécifiques sontelles mises en place ou des thèmes particuliers retenus dans le but de capter
l'attention de ces étudiants ? Où, comment, à quel rythme les cours sont-ils
organisés pour attirer l'auditoire visé (cafés, salles de spectacles, cabinets de
lecture, bourses du travail) ? Ces enseignements relèvent-ils simplement de
l'oralité ou reçoivent-ils un prolongement éditorial (comptes rendus dans
52. Voir, par exemple, G. Duveau, La pensée ouvrière sur l'éducation pendant la
Seconde République et le Second Empire, Paris, Domat, 1947 ou encore A. Bataille et
M. Cordillot, Former les hommes et les citoyens. Les réformateurs sociaux et l'éducation,
1830-1880, Paris, Les éd. de Paris/ Max Chaleil, 2010.
53. L. Israël, L'arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

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