Contextes - Penser l'ancien droit public - 126

116
Peut- on écrire une histoire des libertés publiques ?
L'écriture des libertés publiques, fussent- elles naturelles, devra prendre en
compte le moment (ou les moments, le cas échéant) de leur introduction dans
l'ordre juridique considéré. Cependant, le fondement d'un droit ou d'une
liberté, naturel ou positif, importe finalement assez peu au regard de leur
histoire. Pour nous en tenir à l'esclavage, son opposition foncière à la nature
libre de l'homme n'a pas empêché les rois de France d'en encadrer l'exercice
dans les « Îles de l'Amérique », pas plus qu'il n'avait empêché les Romains de le
pratiquer, eux qui répétaient pourtant avec Ulpien que, « selon le droit naturel,
tous les hommes naissent libres » (D. 1, 1, 4).
En définitive, le problème du fondement des droits et libertés, au regard de
l'écriture de leur histoire, est plus un problème herméneutique qu'un problème
heuristique, comme peut l'éclairer la notion d'abus de droit. La conséquence
du « caractère naturel » des droits de 1789 aboutit à leur absoluité. Cependant,
« l'individu peut nuire à d'autres, ou à tous, en exerçant son droit propre
dans certaines conditions », conduisant à restreindre l'usage d'un droit naturel
déjà positivé84
. Toute la contradiction vient de la conception jusnaturaliste
moderne résumée dans la Déclaration de 1789 comportant des « droits naturels,
inaliénables et sacrés » s'expliquant « historiquement par le jeu inéluctable des
réactions sociales » mais aboutissant « à l'absolutisme des droits subjectifs »85
.
Josserand fait partie de ces civilistes ayant « pris parti en faveur de la relativité
des droits contre la doctrine absolutiste à laquelle l'école philosophique du
xviiie
siècle, les lois de la période révolutionnaire et la grande codification
napoléonienne avaient donné une faveur passagère qu'expliquait seul un désir
de réaction violente contre le passé mais qui venait se heurter, en tant que
doctrine permanente, à l'essence même du droit et à sa mission sociale »86
.
Tout le travail de l'historien des libertés publiques consistera à démêler les
84. J. Rivero, H. Moutouh, Libertés publiques, 9e
éd., Paris, PUF, 2003, t. 1, p. 91-92. C'est
retrouver la thématique de l'effet horizontal des droits fondamentaux, à savoir « si, et dans quelle
mesure, la liberté de l'un n'est pas seulement limitable par la liberté de l'autre, mais est également
limitée, en vertu de la Constitution », J. Masing, « Avant- propos », T. Hochmann, J. Reinhardt
(dir.), L'effet horizontal des droits fondamentaux, Paris, Pedone, 2018, p. 6.
85. L. Josserand, De l'esprit des droits et de leur relativité. Théorie dite de l'Abus des Droits, 2e
éd.,
Paris, Dalloz, 1939, p. 6.
86. Id, p. 9. Il explicitait plus haut l'idée qu'« à chaque fois qu'il [l'individu] exerce un droit, fût- ce
en apparence le plus individuel et le plus égoïste, c'est encore une prérogative sociale qu'il réalise,
et c'est donc dans une direction sociale qu'il doit l'utiliser, conformément à l'esprit de l'institution,
civiliter », p. 7. La jurisprudence, dès le milieu du xixe
siècle, a reconnu la possibilité d'abuser d'un
droit ou d'une liberté, en l'occurrence du droit de propriété pourtant assuré « de la manière la plus
absolue » (art. 544 du Code civil), avec l'arrêt de la Cour d'appel de Colmar du 2 mai 1855, dit « de la
fausse cheminée ». La Cour de cassation, dans les affaires des sources Saint- Galmier (10 juin 1902) ou
des dirigeables de Clément- Bayard (3 août 1915), valide cette théorie de l'abus du droit de propriété.
Contextes - Penser l'ancien droit public

Table des matières de la publication Contextes - Penser l'ancien droit public
