Bibliothèque de droit privé - Tome 606 - Le fait de la création en droit d'auteur français - 65

2960351E-01_le-fait-creation-droit-auteur_corpus Page 65

L'ACCEPTION SUBJECTIVE DE LA CONCEPTION DE L'AUTEUR

Les « auteurs » ne seraient alors plus que « [...] des nains sur les épaules de
géants »107. Détournée de son sens initial (révérencieux pour les Anciens tout en
reconnaissant qu'ils pouvaient être dépassés) la maxime devient slogan : l'Homme
est incapable de créer, à tout le moins est-il trop tributaire de ce qui le précède pour
prétendre à un droit tel que la propriété. L'argument se retrouve sous la plume de
Renouard contre la perpétuité de la propriété littéraire et artistique : « Que l'on ne
tienne plus compte de cette dette de tous les hommes qui doivent à la circulation les
idées qu'ils ont empruntées d'elle, et qui ont à payer, à restituer au public ce que les
plus grands génies, ce que les esprits les plus originaux doivent à leur siècle, aux
siècles antérieurs, à leur éducation, à ce qu'ils ont vu et senti dans le monde, dans les
livres et dans la conversation avec les grands esprits de tous les âges ! Les œuvres du
génie n'appartiendront plus à l'humanité ; ils seront à jamais une marchandise que
l'on pourra coter à la bourse »108. Cet argument antipropriétariste avait fait florès au
xixe siècle : « Le vicomte Siméon avait parlé un des premiers à la Chambre des pairs
d'une propriété indivise entre l'auteur et la société. M. de Salvandy aussi affirme qu'il
y a une indivision entre les ayants droit de l'auteur et la société même. Villemain dans
son exposé des motifs à la Chambre des Députés en 1841, confesse que cette propriété
« qui peut paraître la plus incontestable s'aliène en partie, en se communiquant »
Villemain ne craint pas de combattre la thèse de la perpétuité : la perpétuité onéreuse
pour le public, deviendrait illusoire pour la famille de l'auteur et ne servirait qu'à
constituer un monopole au profit des spéculations prévues ; enfin la perpétuité irait
contre les intérêts de l'auteur ; elle irait jusqu'à supprimer la publicité de ces
ouvrages »109. On peut toutefois leur opposer la réponse de Marcel Plaisant qui,
dans l'esprit qui anime la loi de 1957, affirme que « [...] ce qui reste [l'] originalité
[des auteurs] c'est de transposer le monde sensible, à travers une vision personnelle,
dans une représentation qui sera toujours aussi diverse que la qualité des intelligences »110. La question est alors de savoir si les « conceptions des auteurs » (si l'on
admet leur existence) sont connaissables de l'amateur ?
2. La thèse de la connaissance impossible de la conception de l'auteur
68. Doctrines postulant l'impossibilité de la connaissance de l'« œuvre de l'esprit » - Il y a un point de vue plus modéré selon lequel il pourrait bien exister une
marque personnelle de l'« auteur » dans l'« œuvre » mais qu'elle échapperait à la
connaissance111. L'assertion rejoint le point de vue qu'en matière d'« œuvre de
l'esprit » « [...] on ne peut faire que des suppositions qui risquent d'être arbitraires,
et [que] toute la recherche [...] qui se baserait sur ces conjectures serait bien peu
107. « Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses
et plus lointaines qu'eux, ce n'est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c'est
parce que nous sommes élevés par eux. (Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos, gigantium
humeris insidentes, ut possimus plura eis et remotiora videre, non utique proprii visus acumine, aut
eminentia corporis, sed quia in altum subvenimur et extollimur magnitudine gigantea) » attribué à
Bernard de Chartres : Jean de Salisbury, Metalogicon, Québec, Canada / Paris, France, Presses de
l'Université de Laval / Librairie Philosophique Vrin, 2009, livre III, chapitre 4, p. 246.
108. A.-C. Renouard, Traité des droits d'auteur, dans la littérature, les sciences et les beaux-arts,
tome 1, op. cit., p. 470-471.
109. M. Plaisant, La création artistique et littéraire et le droit, op. cit., p. 43.
110. Ibid., p. 44.
111. Pro « Le passage à l'acte, cet acte créateur que le droit a tant de mal à appréhender, cette
conception, va donner une œuvre, fixée, dont la particularité est d'être objectivement indescriptible : c'est
bien là que réside la difficulté extrême du droit confronté à l'œuvre » A. Tricoire, « Définir l'œuvre, le
défi du droit d'auteur », op. cit., p. 2012.

Black

978-2-275-08825-9__DOCFILE__corpus.indd 49

16/12/2020 09:38:28

Bibliothèque de droit privé - Tome 606 - Le fait de la création en droit d'auteur français

Table des matières de la publication Bibliothèque de droit privé - Tome 606 - Le fait de la création en droit d'auteur français