Bibliothèque de droit international et droit de l'Union européenne - Tome 135 - L'abus de droit en droit international public - 200

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L'abus de droit en droit international public

l'Albanie avait eu connaissance d'un mouillage de mines dans ses eaux territoriales. Elle affirme cependant dans son arrêt que la preuve pouvait être rapportée
de manière indirecte et résulter de présomptions de fait, « à condition que celles-ci
ne laissent place à aucun doute raisonnable »145. En se fondant sur de telles présomptions, la Cour conclut au fait que les autorités albanaises ne pouvaient ignorer le mouillage des mines. Le raisonnable concourt ici à l'établissement des faits
et permet de pallier les incertitudes quant aux circonstances de survenance du
litige. Comme l'affirme Jean Salmon, « la recherche de la vérité ou de la conformité avec la réalité n'est qu'un idéal. En pratique le droit va se contenter d'une
certitude raisonnable »146. De façon similaire, les juridictions parviennent parfois
à une solution en établissant des « suppositions raisonnables »147. Le raisonnable
constitue ainsi un « [élément] extra-juridique qui [le] guide dans l'interprétation
des faits »148. En outre, l'insertion du raisonnable dans le discours juridictionnel
assure également une fonction idéologique visant à légitimer le raisonnement et
les choix opérés149. En renvoyant au raisonnable, le juge « affirme que son
145. CIJ, Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), Arrêt du 9 avril 1949, Rec. 1949, p. 18. La
Cour adopte une démarche similaire dans l'affaire des Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci, et se fonde également sur des présomptions de fait.  Tout en précisant
qu'elle ne disposait pas de « confirmation absolue de l'existence de l'aide, de sa nature exacte, de son
importance et de sa continuité » apportée par le Nicaragua aux groupes armés, la Cour s'est fondée
sur « un certain nombre d'indices concordants » elle a pu « raisonnablement inférer la matérialité
d'une certaine aide arrivant du territoire du Nicaragua » au profit de l'opposition armée du Salvador
(CIJ, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (fond) (Nicaragua c. ÉtatsUnis d'Amérique), Arrêt du 27 juin 1986, Rec. 1986, p. 83).
146. J.  Salmon, « Le fait dans l'application du droit », RCADI, 1982, vol.  175, pp.  257-414,
p.  304. Dans le même sens, voir : P.  Foriers, « Considérations sur la preuve judiciaire », in
Ch. Perelman, P. Foriers (dir.), La preuve en droit, Bruxelles, Bruylant, 1981, pp. 315-329, p. 318 ;
H. Battifol, « Observations sur la preuve des faits », in ibid., pp. 303-314, p. 305 : « Le plus souvent
les juges recherchent dans une affaire complexe quelle est la thèse la plus probable, la plus vraisemblable.
Ce en quoi ils s'appuient sur l'idée que leur mission n'est pas d'établir le vrai en soi, ce qui excède
(trop) souvent les possibilités humaines [...] ».
147. Tel était notamment le cas dans l'avis consultatif rendu par la CIJ  et portant sur la
Composition du Comité de la sécurité maritime de l'OMCI. En l'espèce, la Cour devait se prononcer sur
la composition du comité, et déterminer si ce dernier avait été établi conformément à la convention
portant création de l'organisation. L'article 28 a) de ladite Convention précisait notamment que les
membres du comité étaient élus parmi les États ayant un intérêt pour les questions de sécurité maritime
et, parmi ces membres, devaient figurer au moins huit des États qui possèdent les flottes de commerce
les plus importantes. Or, ni le Libéria ni le Panama ne furent élus alors même qu'ils figuraient parmi
les huit États en tête de la liste des pays possédant des flottes de commerce avec leur tonnage
immatriculé de façon décroissante. Se penchant sur ce critère, la Cour considère qu'un navire doit être
considéré comme appartenant à un État s'il y est immatriculé et non pas en se fondant sur la nationalité
de ses actionnaires ou propriétaires. Ce critère est, selon la Cour, le plus « conforme à la pratique
internationale et aux usages maritimes », et bien qu'il ne soit pas mentionné dans l'article 28 a), elle
soutient que ce dernier a été rédigé par des experts en matière maritime, « qu'on peut raisonnablement
supposer au courant des conventions antérieures existantes [...] » (CIJ, Composition du Comité de la
Sécurité maritime de l'Organisation intergouvernementale consultative de la navigation maritime,
Avis  consultatif du 8  juin 1960, Rec.  1960, p.  169). L'usage du raisonnable vient ici appuyer la
supposition émise par le juge et vient fonder sa décision, la Cour ayant estimé in fine que l'article 28 a)
renvoyait aux États ayant immatriculé les plus forts tonnages, et que le Libéria et le Panama figurant
parmi les huit États en tête de ce tableau auraient dû être élus dans le Comité.
148. S.  El Boudouhi, L'élément factuel dans le contentieux international, Bruxelles, Bruylant,
2013, 359 p., p. 143.
149. Selon Olivier Corten, la notion serait d'autant plus employée que la solution retenue ne repose
pas sur la logique formelle ou sur une règle de droit positif. À titre d'exemple, dans l'affaire du Plateau
continental (Libye c. Malte), la Cour avait considéré qu'il y avait lieu d'ajuster la ligne de délimitation
entre les deux États en tenant compte des particularités géographiques du cas d'espèce. Pour tracer la
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