Droit et Société - Volume 60 - Humain Non-Humain - 157

PSYCHE, ANIMAUX, NATURE

Parce que quatre vingt pour cent des plantes sont coloniaires (et non unitaires), elles sont « potentiellement immortelles 17 ». À l'inverse, s'il peut être
dans certains cas difficile de déterminer avec assurance l'état d'un animal, il est
« vivant ou mort [...] on n'envisage pas qu'il puisse être les deux à la fois 18 ».
Chez les plantes, « tout se passe comme si une mort continuelle d'organes usés
remplaçait la mort de la plante elle-même, cette dernière ayant acquis l'immortalité en accédant à la coloniarité 19 », écrit encore Francis Hallé.
2. L'individu et le soi
Nous savons donc que les plantes ne sont pas des individus, l'individu étant
par définition une totalité indivisible, c'est-à-dire dont la division implique la
destruction et non la production de plusieurs individus (rejets, stolons, bouturage). « Un grand botaniste, relève Helmuth Plessner, est allé jusqu'à donner à
la plante le nom de dividuum 20 ». La possibilité de se démultiplier indique, au
moins en partie, que les plantes n'ont pas de soi ; mais il est un argument plus
décisif en défaveur d'un soi végétal, qui tient au fait que les plantes peuvent se
mêler au non-soi (les greffes sont pratiques courantes). La greffe constitue en
effet aux yeux des biologistes une sorte d'expérience cruciale : Jean Dausset note
qu'il « n'existe [donc] pas, dans le règne végétal, de système immunitaire à proprement parler », et il en veut pour preuve le fait que l'on peut greffer, par
exemple, un poirier sur un pommier ; « où est le soi » en ce cas demande-t-il 21 ?
À l'inverse, « l'impossibilité de la greffe démontre de manière tangible et opérationnelle la réalité du soi biologique », note de son côté Jean-Marie Claverie 22.
Il est bon que l'épistémologue et philosophe des sciences Anne-Marie Moulin
rappelle aux biologistes que la notion de soi, empruntée au vocabulaire de la
psychologie, fut initialement encadrée par des guillemets lorsqu'elle fit son apparition en biologie humaine dans années 1960. C'est l'étude du processus immunologique qui motive son recours, mais le biologiste doit admettre qu'il introduit alors « un mouvement, une différenciation et finalement une réflexivité dans
l'organisme 23 ».
Au fil d'une méditation philosophique plus générale, Edgar Morin décèle la
naissance d'un soi dans le vivant dès le niveau cellulaire et ses processus immunologiques, lesquels fournissent donc une structure de distinction qui coïncide
17.
18.
19.
20.

Francis HALLÉ, Éloge de la plante. Pour une nouvelle biologie, op. cit., p. 123.
Ibid., p. 126.
Ibid.
Helmuth PLESSNER, Les degrés de l'organique et l'Homme. Introduction à l'anthropologie
philosophique [1928, 2de éd.1964], traduit de l'allemand par Pierre OSMO, présentation de
Didier GUIMBAIL, Gallimard, coll. NRF, Paris, 2017, p. 354.
21. Jean DAUSSET, « La définition biologique du soi », dans Jean BERNARD, Marcel BESSIS et
Claude DEBRU (Eds), Soi et non-soi, Seuil, Paris, 1990, respectivement p. 24 et p. 95.
22. Jean-Michel CLAVERIE, « Soi et non-soi : un point de vue immunologique », dans Soi et nonsoi, op. cit., p. 35.
23. Anne-Marie MOULIN, « La métaphore du soi et le tabou de l'auto-immunité », dans Soi et nonsoi, op. cit., p. 57.

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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 60, 2020
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