Droit et Société - Volume 60 - Humain Non-Humain - 159

PSYCHE, ANIMAUX, NATURE

vie. Pour dégager les conditions d'émergence d'un soi, Hans Jonas part du niveau
métabolique au cœur duquel il repère la première forme de liberté. La liberté n'a
ici évidemment rien à voir avec l'auto-détermination de la volonté ou la capacité
à se donner à soi-même une loi ; il faut l'entendre comme un « concept ontologiquement descriptif 27 ». C'est ainsi que l'ébauche des « grandes contradictions » que l'homme expérimente en lui-même, c'est-à-dire « la liberté et la nécessité, l'autonomie et la dépendance, le soi et le monde, la relation et l'isolement 28 », surgirait dès les formes les plus élémentaires de la vie. Comment ce
passage est-il possible ? Hans Jonas aurait failli dans son entreprise, montre Renaud Barbaras, parce que son ontologie matérialiste fondée sur le métabolisme
ne permet pas de comprendre comment l'intériorité peut advenir, car pour que le
vivant soit doué d'intériorité subjective, il faut que l'extériorité comme telle soit
déjà donnée ; bref, qu'il ait déjà un monde. Or le besoin, moteur de l'activité
métabolique, ne peut ouvrir à un monde, à la transcendance d'un monde 29, dans
la mesure où, au contraire du désir, il vise un objet précis. Le besoin ne place pas
le sujet sur le seuil d'une altérité véritable : la relation qu'il instaure est rapport
à soi dans l'autre et non rapport à l'autre, précise Renaud Barbaras. Ainsi la
transcendance ne provient-elle pas du métabolisme mais au contraire le présuppose 30.
Pour se rapporter à quelque chose, il faut pouvoir s'en distinguer. Un soi purement immanent, un soi qui est un en-soi, n'est pas le soi d'un sujet, qui, en
quelque manière, est celui qui peut se regarder comme s'il était un autre. En
outre, du fait de l'absence d'organe central, l'unité de la plante est plus agrégative
que réflexive ; les parties qui la composent sont d'ailleurs indépendantes les unes
des autres. Plessner définit la totalité comme une « unité médiatisée » par les
« parties qui forment immédiatement l'unité 31 » ; les plantes ne sont pas de telles
totalités.
Les biologistes végétalistes, pourtant parmi les plus soucieux de faire honneur à la vie végétale, ne partagent pas forcément l'idée que les plantes auraient
un soi. Sylvie Pouteau décrit sur le plan biologique « deux façons radicalement
différentes d'être au monde », une « différence ontologique », s'agissant de la
vie animale et de la vie végétale ; parce que les organes des plantes « restent
ouverts et sans véritable " dedans " » « on ne pourra jamais dire qu'une plante " se
nourrit " 32 ». On reconnaîtrait l'ipséité, sous la forme d'un souci de soi, à une
relation médiatisée à soi. Il y aurait ainsi abus de langage à dire qu'une plante
27. Hans JONAS, Le phénomène de la vie. Vers une biologie philosophique [1966], traduit de
l'anglais par D. LORIES, De Boeck, Bruxelles, 2001, p. 28.
28. Ibid., p. 9.
29. Renaud BARBARAS, Introduction à la phénoménologie de la vie, Vrin, 2008, Paris, p. 209.
30. Voir Renaud BARBARAS, « La phénoménologie de la vie chez Hans Jonas », dans VI, p. 43 à
54 ; « Le métabolisme », dans IPHV, p. 182-230.
31. Helmuth PLESSNER, Les degrés de l'organique et l'Homme. Introduction à l'anthropologie
philosophique, op. cit., p. 313.
32. Sylvie POUTEAU, « Point, ligne et plante : l'être végétal comme expérience de seuil
existentiel », dans Roberto BARBANTI et Lorraine VERNER (dir), Les limites du vivant, Dehors,
Paris, 2016, p. 345-362, p. 352.

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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 60, 2020
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