Droit et Société - Volume 60 - Humain Non-Humain - 72

HUMAIN NON-HUMAIN

preuve apportée par l'expert. On a là une distinction fondamentale entre la connaissance et le jugement. Le résultat d'un processus de délibération, interne ou
collective ne peut être déduit seulement de la connaissance recueillie sur les
preuves matérielles de l'acte, fût-elle établie par des expertises scientifiques 26
non contestables. Cette distinction est fondamentale pour approcher le statut de
l'argumentation par rapport à celui de la décision. Le rapport d'expertise ne peut
être la seule argumentation d'un juge, car même s'il homologue (copie-colle dans
sa décision) ce rapport, il doit l'insérer dans le contexte de sa propre argumentation. De même, la conclusion prise par un dispositif ou même par une machine à
décider ne peut fonder à elle seule la décision. Toute IA peut donc être assimilée
à une expertise et en acquérir le statut mais on est loin alors de l'IA autonome :
« Sous le nom de crimes et délits, on juge bien toujours des objets juridiques
définis par le code, mais on juge en même temps des passions, des instincts, des
anomalies, ... qui sont des pulsions, des désirs ; les juges ... se sont donc mis à
juger autre chose que des crimes : l'âme des criminels 27. »
Ce qui se dit au niveau pénal est valable dans les autres domaines de la décision en droit, c'est-à-dire partout où la simple connaissance issue des preuves
peut être opposée à un jugement humain. Les questions qui sont posées à l'ère
de la Legaltech ne sont pas de nouvelles questions, et les solutions algorithmiques ne vont pas surgir en dehors de cette vaste connaissance (à la fois sapientia et scientia) que constitue le droit et qui ne peut se réduire au traitement des
données massives.
En conséquence, un algorithme ne jugera pas un humain. On ne peut porter
plainte contre un algorithme ou une expertise fût-elle scientifiquement fondée
mais contre une décision. La compétence (au sens juridique) est un élément de
la validité d'une décision : une machine n'aura jamais ni l'autorité (auctoritas)
ni le pouvoir (potestas) de la prendre. La justice continuera d'être rendue avec
ses insuffisances humaines, et tout justiciable pourra faire un recours contre une
décision, prise ou non sur le fondement d'un algorithme. Le droit ne demande
pas seulement une subjectivité ou une intersubjectivité: il exige une rigueur dans
la réflexion « une forme d'éthique et d'humilité devant la science, devant les paroles avant de décider 28 ». Et à cause de cela, la simple réflexion d'un seul juge
n'est pas suffisante, l'intime conviction est collégiale dans son élaboration (le
terme « conscience » est formé sur cum-scientia c'est-à-dire un savoir collectif,
commun). La loi donne une mission au juge : celle de juger son semblable mais
avec une marge d'appréciation à laquelle il ne peut renoncer.

26. Danièle BOURCIER et Monique DE BONIS, Les paradoxes de l'expertise, Savoir ou juger ? Les
empêcheurs de penser en rond, Paris, 1999.
27. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, NRF Gallimard, Paris, 1975.
28. Jean-Marie FAYOL-NOIRETERRE, « L'intime conviction, fondement de l'acte de juger », op. cit.

DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 60, 2020

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