Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 156 - L'écriture des lois constitutionnelles de 1875 - 243

226

L'ÉCRITURE DES LOIS CONSTITUTIONNELLES DE 1875

est pas le destinataire, Decazes (Centre droit) propose alors de réserver l'intervention présidentielle à « la discussion des lois »54.
276. Cet amendement donne l'occasion aux républicains, qui sont minoritaires, de défendre l'exercice thiériste du pouvoir, loin d'être en contradiction avec
les canons du républicanisme (un exécutif juridiquement subordonné au législatif). Le député de la Gauche républicaine Emmanuel Arago se prononce ainsi
contre la proposition de Decazes, suggérant même de faire l'inverse : limiter l'intervention présidentielle lors de la confection des lois pour la réserver aux interpellations, car il s'agit de défendre la politique générale du gouvernement dont le
Président demeure responsable55. Plus étonnant, le député justifie son point de
vue par le caractère provisoire du régime et non par des motivations théoriques
sur l'organisation des pouvoirs, allant jusqu'à expliquer que s'il était question de
rédiger une constitution définitive, il se rangerait volontiers à la suggestion de son
collègue du Centre droit. La position du député montre donc que certains républicains sont loin d'être hostiles à une responsabilité ministérielle de type parlementaire (impliquant un exécutif bicéphale et une irresponsabilité du Président).
Membre du même groupe que Arago, Albert Grévy prend également longuement
la parole pour s'opposer à l'amendement Decazes en développant un argumentaire davantage théorique. Selon lui, Decazes confond un président de la République et un Roi constitutionnel. « Le Roi est dans une sphère inaccessible ; tout
le Gouvernement est dans les mains du ministère, représenté par un Président du
Conseil »56. Or, « M. Thiers ne peut pas être assimilé à un roi : il ne règne pas, il
gouverne ; il est le pouvoir exécutif personnifié. Il faut donc l'assimiler à un Président du Conseil sous une monarchie constitutionnelle »57. De la même manière
qu'Arago, il semble toutefois sous-entendre que, dans le cadre d'un régime définitif, les choses pourraient être différentes : comparant Thiers à Cavaignac, qui
intervenait dans les discussions parlementaires sans qu'on ne le lui reproche,
Albert Grévy considère qu'il n'est pas possible de rendre Thiers irresponsable
devant le Parlement en l'état car sinon, « on aurait fait une confusion entre un
Président nommé par la Nation et un Président délégué par l'Assemblée »58. C'est
le bien le caractère provisoire de la présidence de Thiers et le mode de désignation
de ce dernier qui empêchent, selon lui, que les ministres endossent seuls la responsabilité exécutive, pas l'existence d'un Président en tant que telle.
277. Se plaçant également sur le terrain de la distinction entre provisoire et
définitif, le commissaire du Centre gauche Bertauld s'inquiète pour sa part des
conséquences pratiques de l'amendement Decazes. « Il importe, au point de vue
d'une bonne rédaction législative, de ne pas affirmer un cas d'intervention quand
beaucoup d'autres cas peuvent réclamer l'affirmation du même droit »59 expliquet-il. Comme Thiers, indépendamment de son titre de président de la République,
54. Séance du 17 janvier 1873 (C II 608). Lors de la défense de son amendement quelques jours
plus tard, il argumente pour montrer que sa proposition est conciliante : « Je parcourais tout à l'heure,
un recueil dont certains de nos collègues ne désavoueront pas, à coup sûr, les tendances, la Revue
Universelle, et j'y voyais exprimée cette idée que si la Commission cédait sur l'intervention de M. le
Président de la République dans nos débats, il n'y aurait plus de responsabilité ministérielle d'aucune
sorte » (séance du 20 janvier 1873, ibid.).
55. Ibid.
56. Séance du 22 janvier 1873 (ibid.).
57. Ibid.
58. Ibid.
59. Ibid.

978-2-275-09298-0__DOCFILE__corpus.indd 226

16-Apr-21 11:35:01 AM

Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 156 - L'écriture des lois constitutionnelles de 1875

Table des matières de la publication Bibliothèque constitutionnelle et de science politique - Tome 156 - L'écriture des lois constitutionnelles de 1875