Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 170

Le thème
si on ne consentait à croiser le fer qu'avec Mgr Baudrillart ou M. de Luynes, on aurait chance de ne se battre
jamais ! Mais puisque ma bande a adopté ce principe et que d'ailleurs moi-même je n'ai eu à faire à personne,
je n'ai pu faire cavalier seul »37
.
Le lendemain de cette altercation, Proust écrit d'ailleurs une autre lettre étonnante à l'un de ces
« assaillants », un certain Jacques Delgado :
« Vous ne me deviez aucune excuse ; il n'est que plus délicat et « élégant » de votre part de m'en adresser. Un
instant, dans le tumulte un peu confus de la vie de bar dont je n'ai pas l'habitude, j'avais pu espérer être mêlé
en quelque façon à ce que j'avais pris d'abord pour un jeu et qui était une querelle. Je dis que je l'avais espéré,
non pas que j'envisage même la possibilité d'une bataille dans un café, chose incompatible avec mes goûts, mon
âge et ma santé, mais parce que j'entrevoyais la chance de que j'ai tant aimé et que ma santé ne m'empêche nullement
de renouveler - un duel. Mais mes amis m'ont juré que c'était impossible, que je n'étais pour rien dans
leur dispute, qu'un envoi de témoins serait risible et sans effets... En tout cas, les sentiments si élevés dont votre
lettre témoigne me donnent précisément le plaisir que j'aurais eu après un duel (et sans qu'il ait été nécessaire de
croiser le fer préalablement avec vous), je veux dire celui de vous serrer, Monsieur, très cordialement la main »38
.
L'amour des duels est exprimé sans détour. Est-ce à dire, réciproquement, que le duel soit
pour lui une question d'amour ? Profondément enracinée en lui, sa manie obéit en tout cas à une
véritable structure psychique. Il n'est dès lors pas étonnant qu'elle se reflète aussi dans son œuvre.
B. Dans l'œuvre de Proust
Si le droit n'est pratiquement nulle part dans l'œuvre de Proust, le duel y apparaît un peu
. Tel était
, dont le héros exulte à l'idée de se battre41
, parfois un peu crâne43
. Mais c'est exactement
, mais aussi comme un signe de
partout. La plupart des occurrences du mot témoignent d'une pratique sociale courante et valorisée.
Proust l'associe le plus souvent à la bravoure, l'exaltation, l'héroïsme même39
déjà le cas dans Jean Santeuil40
la même chose dans La Recherche. À la faveur d'une incise ou d'une métaphore, le duel est présenté
comme une preuve de courage42
, une forme d'élégance45
. Il représente surtout une expérience exaltante qui intendistinction44
37.
Kolb, XXI, Lettre 247.
38. Kolb, XXI, Lettre 248.
39. Sur les liens entre le duel chez Proust et l'héroïsme, voir Y. Hamel, « Marcel duelliste », art. préc.
40. M. Proust, Jean Santeuil, précédé de Les Plaisirs et les Jours, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1971, spéc. p. 687-688,
706-707, 728-731.
41. M. Proust, Jean Santeuil, op. cit., p. 731.
42. M. Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleur, deuxième partie, Gallimard, 1919, vol. 4, p. 84-85. - V. aussi M. Proust, Sodome et
Gomorrhe, Gallimard, 1924, p. 14.
43. V. par ex. M. Proust, Le Temps retrouvé, Gallimard, 1927, vol. 14, p. 158 : « Il est faux de croire que l'échelle des craintes correspond à celle des
dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas dormir, et nullement d'un duel sérieux, d'un rat et pas d'un lion ».
44. M. Proust, Du côté de chez Swann, Partie 2, Gallimard, 1919, tome 2, p. 208-209, qui évoque les duels de Charles Swann et ses
témoins du Jockey Club. - V. aussi, M. Proust, Le Côté de Guermantes, deuxième partie, Gallimard, 1921, p. 260, où le narrateur évoque
un duel qu'il a eu par le passé avec des témoins « de choix ».
45. M. Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleur, deuxième partie, Gallimard, vol. 4, p. 185-186, à propos des témoins de Robert de SaintLoup.
- V. aussi, toujours lié à l'élégance de Saint-Loup, p. 190-191.
170 Droit & Littérature - Numéro 5
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