Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 173

Le thème
A. Par le moi social
En 1892, Gabriel Tarde publie un article sur le duel, dont il s'efforce d'expliquer la survivance57.
Il faut dire que le phénomène avait de quoi retenir l'attention d'un sociologue. Évidemment,
cela faisait belle lurette que le duel d'honneur avait remplacé le duel judiciaire, ce mode
archaïque de preuve introduit en 816 dans la loi franque par Louis le Pieux58
. C'est la noblesse
d'Ancien Régime qui avait érigé le duel en une forme de résistance à l'absolutisme royal. « Sur
mon honneur mon roy ne peut rien », s'était exclamé le sire de Jarnac, vainqueur du célèbre duel59
duel du point d'honneur n'avait pourtant plus vraiment de raison d'être au xixe
. Le
siècle. Puisqu'il
était une « pratique de résistance, l'ultime et la plus tenace, pour les nobles d'épée, derniers fidèles d'une conception
tripartite de la société, de la morale et de la religion chrétienne »60
, il estime que les couches sociales se
, l'effondrement de cette société tripartite
semblait devoir le condamner. Révolution oblige. Or pas du tout. Le point d'honneur a plus que
survécu à l'abolition des privilèges, il s'est étendu à travers toute la société. Pourquoi ? Tarde
convoque ses fameuses lois de l'imitation du supérieur par l'inférieur. Décrivant le duel comme
une « épave de la féodalité pieusement recueillie par notre démocratie »61
sont progressivement inspirées d'une pratique issue des hauteurs de la noblesse.
L'explication a été contestée pour sa généralité62
dont on rappellera au passage qu'il lisait avec passion les travaux de Gabriel Tarde63
ment l'auteur était fasciné par la noblesse, mais il en avait l'extrême susceptibilité64
. Elle n'en paraît pas moins adaptée à Proust,
. Non seule.
Pour lui, la
pratique du duel peut bel et bien être interprétée « comme une revendication à l'estime sociale ». Car « son
adoption, partie prenante d'un ensemble de normes qui constituent le savoir-vivre, par des catégories sociales qui ne sont
pas nobles, peut être considérée comme une forme d'appropriation des valeurs et des règles de comportement de la vieille
classe dominante »65
de son pouvoir social (...), le duel répond aux besoins d'une classe dirigeante qui, placée à la tête d'une société démocratique,
ne se pense pas moins comme une aristocratie »66
politique, c'est être ivre d'égalité et passionné de hiérarchie »67
. Ciselée pour les xvie
exprime un paradoxe toujours vivace à l'époque de Proust68
et xviie siècles, la formule
. François Guillet y insiste : « En France où, à la fin du siècle, la noblesse a perdu l'essentiel
. Un autre historien écrivait qu'« être duelliste, sur le plan
. Sans doute La Recherche illustre, d'un
57. G. Tarde, « Le duel », in Études pénales et sociales, Paris, Masson, 1892.
58. H. Morel, « La fin du duel judiciaire en France et la naissance du point d'honneur », RHD, 1964, p. 574 et s.
59. L'anecdote est rapportée par B. de Montluc, in Commentaires, Gallimard, La Pléiade, spéc. p. 343, cité par B. Beignier, L'honneur et
le droit, op. cit., p. 594-595.
60. F. Billacois, Le Duel dans la société française des xvi-xviie
siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, EHESS, 1986, p. 351.
61. G. Tarde, « Le duel », art. préc., p. 20.
62. V. not. J.-N. Jeanneney, op. cit., p. 16 : « Comment croire sérieusement que, dans le flux violent des mutations de ce siècle tourmenté, le duel ait pu
trouver en cette seule source l'énergie nécessaire à sa prodigieuse survie, à sa formidable capacité à s'affirmer comme insubmersible tout au long du xixe
siècle ? ».
63. Sur l'influence de Gabriel Tarde sur Marcel Proust, voir not. L. Fraisse, « Une sociologie transfigurée : Marcel Proust lecteur de
Gabriel Tarde », Revue d'histoire littéraire de la France, 1988, n° 4, p. 710 et s.
64. J.-Y. Tadié, Marcel Proust, op. cit., t. 1, p. 499-500.
65. F. Guillet, La mort en face, p. 214. Ainsi, comme le précise l'auteur, « la disparition juridique des privilèges, loin de signifier l'extinction de
ceux-ci, fonde au contraire une revendication universelle à leur exercice » (ibid, p. 146).
66. F. Guillet, La mort en face, p. 254.
67. F. Billacois, Le Duel dans la société française des xvi-xviie
siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, EHESS, 1986, p. 392.
68. De ce point de vue, le duel était une espèce de compromis entre les tendances démocratiques et aristocratiques. Un peu comme
le statut réservé à l'artiste à partir du xixe
démocratique, Gallimard, coll. Folio Essais, 2005.
siècle... Sur ce sujet passionnant, N. Heinich, L'élite artiste. Excellence et singularité en régime
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