Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 243

Variétes
circule un même témoin : l'écrivain Yehiel Di-Nur, alias Ka-Tzetnik7
. Et c'est précisément en comparant
et en analysant les modalités du langage judiciaire et littéraire que nous serons à même de mieux
comprendre le jeu qui se trame entre elles. À ce titre il est important de revenir sur la construction du
procès Eichmann mais également sur ses limites. Le procureur général d'Israël, en étroite discussion
avec le premier ministre David Ben Gourion, souhaitait faire la preuve de la culpabilité d'Eichmann
mais aussi et surtout faire comprendre au monde entier, par le biais de la diffusion télévisuelle et médiatique,
la souffrance endurée par le peuple juif. Contemporain de la construction de l'État d'Israël, le
procès Eichmann contient une dimension éminemment politique. Pour faire cela, il fallait, selon les
mots de Wieviorka, un véritable casting en vertu duquel seraient sélectionnés des témoins de toute provenance
ou appartenance sociale. Pour la première fois lors d'un procès, l'on voit se mettre en place un
nouveau langage du droit qui n'est plus uniquement basé sur les archives, sur les documents et sur les
preuves, mais sur le récit du témoin lui-même. En soi, ce procès constitue déjà un acte de justice car,
pour la première fois, et au sein même de l'espace public, les témoins témoignent dans leur langue.
Ceci constitue un point capital car la purification de la langue allemande supposait de la nettoyer
des scories yiddish8
sémio logue Victor Klemperer dans son journal publié par la suite sous le titre LTI, La langue du Troisième
Reich9
elle-même où continuent de se cacher, silencieusement et insidieusement les ombres du nazisme. En
faisant de nouveau usage de leur langue, les victimes entament un processus de resubjectivation, c'està-dire
qu'elles tendent, certes difficilement, certes lentement, à redevenir sujet, au sens d'être acteur de
son existence. Ce lien entre resubjectivation et langue se retrouve dans nombre de génocides, comme
le fait remarquer l'écrivain arménien Krikor Beledian qui écrit : « Ce qui me frappe c'est que la catastrophe
déclenche un processus d'expression, d'extériorisation et une sorte d'investissement dans le
langage, l'écrit comme l'oral, et fonctionne comme un moyen de survie. Témoigner semble avoir été
l'équivalent de " j'existe " , toujours conjugué à la première personne. C'est une naissance, une sorte de
passage de l'inexistence à l'existence où un être se constitue comme tel »10
que le témoin acquiert une « autorité sémantique »11
. C'est également en ce sens
. En faisant effraction à la fois sur la scène judiciaire,
social et littéraire, il devient dépositaire d'une vérité qu'il est le seul à posséder et qui lui confère,
par là même, une autorité. C'est-à-dire que, désormais, le témoin a autorité en tant que, d'une part, il
est autorisé à parler et que, d'autre part, sa parole fait autorité car, comme le dit Jacques Derrida, dans
son étude consacrée au poète Paul Celan, « personne ne témoigne pour le témoin »12
. Sa présence
est en elle-même auto-véridiction. Mais de quoi le témoin est-il la présence ? Pour ce qui concerne
Auschwitz13
ce de quoi les témoins tentent de témoigner c'est l'anéantissement. Les témoins ont pour
7. Nous reviendrons ci-dessous sur les raisons de ce choix pseudonymique.
8. À cet égard, Rachel Ertel a consacré un ouvrage sur la manière dont l'usage du yiddish dans la poésie d'après-guerre a constitué
une riposte à l'entreprise d'anéantissement. R. Ertel, Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l'anéantissement, Seuil, « Librairie du
xxe
siècle », 1993, 215 pages.
9. V. Klemperer, LTI, La langue du Troisième Reich, Carnets d'un philologue, Albin Michel, Agora, Pocket, 2003 (rééd.).
10. « Le témoignage et l'écriture de la catastrophe. Entretiens avec Krikor Beledian », Études arméniennes contemporaines, n° 5-2015, Le
témoignage des victimes dans la connaissance des violences de masse.
11. S. Felman, « Théâtres de justice : Hannah Arendt à Jérusalem », Les Temps modernes, 2001/4-5 (n° 615-616), pages 23 à 74.
12. J. Derrida, Poétique et politique du témoignage, L'Herne, Carnets, 81 pages.
13. Cette précision est importante car le risque est de réifier Auschwitz et d'en faire un concept-écran qui risquerait de masquer
la différence entre les camps. C'est notamment la critique adressée par Anny Dayan Rosenman à l'ouvrage du philosophe Giorgio
Agamben. Cf. A. Dayan Rosenman, Les Alphabets de la Shoah, Survivre, témoigner, écrire, CNRS Éd. 2007, 238 pages.
Droit & Littérature - Numéro 5 243
, alors parlée par la majorité du peuple juif. Comme l'a très bien fait remarquer le
, le combat contre le nazisme est d'abord un combat qui doit se tenir sur le terrain de la langue

Revue Droit & Littérature N°5-2021

Table des matières de la publication Revue Droit & Littérature N°5-2021