Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 248

Variétes
le plaideur puisse soutenir ce qu'il allègue. L'on parle alors d'une preuve testimoniale. Or il y a là
un présupposé qui doit être questionné. En effet, pour alléguer encore faut-il se plier et accepter les
règles du jeu du langage judiciaire. La conséquence de cette imposition idiomatique est qu'il y a des
éléments de langage que le droit ne peut pas admettre au risque de ne pas pouvoir faire la preuve,
au risque de se démettre et de s'effondrer. Autrement dit, il y a des choses que le témoin tait, des
choses sur lesquelles il doit garder silence. Nous voyons donc ici se déployer plusieurs modalités du
silence. Il y a le silence imposé par la dimension de l'Événement-Auschwitz et il y a le silence imposé
par l'idiome du droit. Et ces choses qui n'entrent pas dans le droit, qui ne sont pas recevables
par celui-ci, nous pourrions les désigner, de manière quelque peu tautologique, comme des choses
improuvables, des choses qui ne supportent pas le langage de la preuve au risque de manquer ce
qui fait la singularité du crime nazi et qui touche à l'acmé du mal. Le crime nazi s'est en effet élevé
à un niveau de violence telle qu'il est parvenu à réduire le témoin au silence soit, en effaçant les
preuves de la mort, soit en ôtant aux Juifs leur langue. Voilà, pour Jean-François Lyotard, le crime
parfait : celui qui n'a pas existé et dont personne ne peut, en tant que tel, faire la preuve. « Le " délit
parfait " ne consisterait pas à tuer la victime ou les témoins, mais à obtenir le silence des témoins,
la surdité des justices et l'inconsistances des témoins »28
. Pour paraphraser Adorno, nous pourrions
dire qu'il y a pire que la mort : il y a l'oubli de la mort, la mort plongée par les nazis dans le fleuve
du Léthé, « la mort sans renversement »29
entendu au sens hégélien, c'est-à-dire sans relève.
Ainsi Auschwitz met le droit face à ses propres limites : comment faire la preuve de ce qui
échappe à la preuve ? Comment témoigner de ce qui a sidéré le témoin au point qu'il ne soit
pas certain de l'avoir vu, de l'avoir vécu ? Dans une interview donnée à Franck Eskenazi, Yehiel
Di-Nur dit : « (...) la vision de ma sœur, tatouée Feld Hure ( " Pute de campagne " ) entre les seins,
dans le camp. Était-ce un cauchemar ou la réalité ? Ai-je oui ou non vu ma sœur à Auschwitz ? »30
.
Ne nous y trompons pas. Contrairement à la position défendue par Giorgio Agamben31
, JeanFrançois
Lyotard ne dénie pas au droit sa légitimité et sa compétence, mais il la délimite, il la cerne.
Car ce qui menace le témoin, c'est que le droit vienne redoubler l'injustice. Ainsi le droit perdrait-il
sa légitimité et sa capacité de réparation s'il n'était pas à même de repérer les limites au-delà desquelles
il excéderait son propre droit. Cette menace, Lyotard la qualifie de totalitaire et désigne le fait
qu'un idiome cherche à étendre son hégémonie sur les autres idiomes possibles. En ce sens la justice,
au sens large, est profondément lutte contre le totalitarisme dès lors qu'elle se met à l'écoute de la
souffrance de la victime qui vient du fait qu'elle a été dépouillée des moyens et des capacités de témoigner
de sa souffrance. La victime, affirme ainsi Lyotard, « n'a pas les moyens du droit pour porter
témoignage du tort qu'elle a subie »32
. Nous retrouvons ici ce que Lyotard appelle la quantité de
silence. Si le droit est en effet compétent pour ce qui concerne la quantité de crime - et qui suppose
d'amasser et de collecter les preuves - il doit abdiquer lorsqu'il est confronté à la quantité de silence.
Nous sommes ici face à la troisième modalité du silence. Il ne s'agit d'empêcher la parole, il ne s'agit
28. D., § 9, p. 23.
29. D., § 152, p. 134.
30. « Ka-Tzetnik, quel est votre nom ? », L'autre journal, n° 2, juin 1990. Disponible à l'adresse suivante : https://passagerblog.
wordpress.com/2016/03/09/ka-tzetnik-de-lautre-cote-n1-printemps-2006/. Consulté le 11 juillet 202.
31. G. Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz, Rivages Poche, 2003, 192 pages.
32. D., § 42, p. 53.
248 Droit & Littérature - Numéro 5
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