Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 259

Variétes
toire de la philosophie20
, et que Marcel Waline résume sobrement par l'« exclusion du surnaturel »21
.
Dans une société désireuse de s'émanciper de l'influence de l'Église catholique, on ne peut admettre
l'existence d'une puissance métaphysique transcendantale que la science ne peut expliquer.
L'idée est sensiblement la même pour les juristes chez qui les enjeux liés à la question du positivisme
dépassent largement le cadre d'une simple querelle doctrinale. Il en va de la stabilité
de la vie sociale et il n'y a rien de surprenant à ce que certains juristes aient rejeté les théories
jus naturalistes héritées de la philosophie des Lumières. On s'explique donc aisément le succès
qu'a rapidement rencontré le positivisme chez les juristes. Paul Cuche lui attribue deux significations
différentes. La première met l'accent sur l'expérience, qu'il faut dépourvoir de tout a priori
métaphysique, tandis que la seconde considère qu'il ne peut y avoir de droit en dehors du seul
droit positif22
. Les termes du problème sont encore plus simples chez Marcel Waline qui retient
. Ces idées d'abord développées en Allemagne, par Georg Jellinek, et en France, par
pour critère principal le strict rapport de conformité d'une norme A à une norme B qui lui est
supérieure23
Raymond Carré de Malberg, sont reprises par Hans Kelsen et intégrées aux réflexions qu'il mène
sur la science juridique.
Dans un article publié en 1934 dans la Revue de métaphysique et de morale, il plaide pour une dissociation
méticuleuse du sens objectif d'un acte de son sens subjectif car il peut certes arriver
que l'un et l'autre coïncident « mais non toujours »24
. Il invite les juristes à exclure de la science
juridique tout ce qu'il considère comme « étranger » à l'objet du droit pur. L'emploi de l'adjectif
« étranger » est de toute première importance. Il suffit d'en tirer délicatement les fils pour,
tout de suite, basculer dans le registre de l'étrangeté, de l'inquiétant, du « unheimlich » kafkaïen25
.
Notons, au passage, qu'il serait sans doute possible d'étendre cette position de principe, on pourrait
presque dire cette disposition d'esprit, aux autres phénomènes sociaux à l'intérieur desquels
Kelsen replace le droit. Il y a là un parallèle évident avec la langue dans la mesure où le juriste
est présenté comme le locuteur d'un idiome qui n'a aucun équivalent. On peut raisonner ici a
contrario. De la même manière que la langue du juriste est hermétique et absconse, les autres langues
ne sauraient entrer en ligne de compte et être intégrées à un raisonnement de droit pur. Mais
20. Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, t. II, Paris, PUF, coll. Quaridge, 1900 [1991], p. 930, [« [L]'indépendance de la connaissance
scientifique par rapport à une hypothèse métaphysique quelconque »].
21. Marcel Waline, « Positivisme juridique, philosophique et sociologique », in Mélanges Raymond Carré de Malberg, Paris, Recueil Sirey,
1933, p. 521.
22. Paul Cuche, « À propos du " positivisme juridique " de Carré de Malberg », in Mélanges Raymond Carré de Malberg, Paris, Recueil
Sirey, 1933, p. 73.
23. Marcel Waline, « Défense du positivisme juridique », Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, 1939, n° 1-2, p. 83, [« L'objet
du débat est le positivisme juridique, c'est-à-dire [...] une conception du droit dans laquelle on n'admet, comme critérium de la
valeur juridique d'une norme que sa conformité, formelle et matérielle, avec une autre norme, prise pour étalon des valeurs juridiques,
dans un système juridique donné, et que l'on appelle norme juridique fondamentale, ainsi qu'avec les autres normes régulièrement
édictées par les autorités qualifiées par cette première norme, qui, en ce qui concerne le droit d'un État, la Constitution de cet État »].
24. Hans Kelsen, « La méthode et la notion fondamentale de la théorie pure du droit », Revue de métaphysique et de morale, t. 41, n° 2,
1934, p. 185.
25. Notons que Jacques Derrida cite, pour illustrer le « unheimlich » allemand, un texte de Sigmund Freud publié en 1919 : Das
Unheimliche [Sigmund Freud, L'Inquiétant étrangeté et autres essais, trad. de l'allemand (Autriche) par Fernand Cambon, Paris, Gallimard,
coll. Connaissances de l'inconscient, 1919 [1985]. J'ai pour ma part souhaité m'appuyer sur une brève nouvelle de Franz Kafka :
Heimkehr [ " Ich bin zurückgekehrt " ], in Franz Kafka, Die Erzählungen, Originalfassung, Francfort-sur-le-Main (Allemagne), Fischer, 1996
[2014], p. 464.
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