Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 29

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seule en mesure de donner du sens au savoir des savants, c'est pourquoi ils lui donnent la parole.
Dans l'art, et dans la littérature, l'homme devient le sujet de ce qu'il crée, il organise les perceptions
dans des tableaux, des poèmes, des romans, des airs de musique, des films. L'art est un jeu
de l'intelligence avec la sensibilité. L'unique jeu qui prenne au sérieux nos vies bringuebalantes,
nos vices, nos vertus, nos émotions. Quand Jean-Paul Sartre décide d'observer Flaubert à la loupe
(L'idiot de la famille), en s'appuyant sur la psychanalyse, le marxisme et la sociologie, il trahit la
littérature (ce que, du reste, il revendique). Pendant plus de dix ans, il accumulera les lectures sur
l'auteur de Madame Bovary (correspondances, romans, œuvres de jeunesse) dans le but de saisir la
névrose flaubertienne comme on étudie une maladie : pour Sartre, tout ce qu'écrit Flaubert n'est
que le symptôme de sa position familiale, historique, psychique, sociale (c'est un bourgeois !). Il
ôte toute dignité (ou presque) aux idées de Flaubert en les rabattant du côté de l'effet. Et au nom
de quoi ? Au nom des sciences humaines, synthétisées par son esprit délié. Sartre étudie selon
les principes de la science impersonnelle quand la littérature donne voix à la personne. Flaubert
invente Emma Bovary, Charles Bovary, Homais, Léon ou Rodolphe pour imaginer leurs vies
intérieures, pas pour les réduire à l'indignité d'un rat de laboratoire.
Si encore la vie était aussi sérieuse qu'un acte administratif ! Mais que d'embardées, de folies,
de désirs, de pulsion, d'incohérence, de légèreté, de bouffonnerie ! Une connaissance de la vie
humaine (et même animale) qui ne dit rien du tragique et du grotesque est une connaissance fausse,
en ce que ses spectateurs s'octroient une immunité hors de portée. Tout surplomb de l'existence
revient à se croire en dehors d'elle, ce qui relève, au mieux, de la comédie, au pire, de la sottise.
Schopenhauer décrit avec ironie ces professeurs « que l'on trouve toujours en train de comparer
et de peser les opinions d'autrui, au lieu de s'occuper des choses mêmes. Aussi pourrait-on croire
qu'il s'agit de pays éloignés, au sujet desquels il faut établir une comparaison critique entre les
récits de quelques voyageurs qui y sont parvenus, et non du monde réel qui s'étale également de
façon très nette devant eux. » La littérature est ce qui s'occupe des « choses mêmes », l'amour,
la peur, la maladie, la mort, le désir, l'ambition. Un sociologue, quand il s'intéresse à la mort, ne
dira rien de l'angoisse des faibles humains face à elle, il produira des statistiques ; un philosophe
vous expliquera qu'elle n'est rien (puisque morts nous ne sommes plus là pour la craindre et que
vivants nous ne sommes pas morts) ; un biologiste qu'elle n'est qu'une dissolution naturelle des
corps ; mais Tolstoï, dans La mort d'Ivan Ilitch, raconte l'angoisse de la mort imminente, et surtout
il déchire le voile des convenances et des mensonges qui, tout au long de sa vie, ont accompagné
le pauvre Ivan Ilitch. Ne pas lire les grands poètes et les grands romanciers, c'est prendre le risque
de devenir Ivan Ilitch ; encore que ce dernier, tout proche de la mort, finisse par s'éveiller.
Qui n'a connu, un jour, dans une rame de métro ou sur une autoroute, l'obligation d'être
patient parce qu'un suicide ou un carambolage auront bloqué les voies ? Dans le wagon, les
lumières s'éteignent, nous pestons intérieurement ; dans l'automobile, nous jurons contre les imbéciles
qui nous mettent en retard. Plus tard, en lisant le journal, nous apprenons qu'un malheureux,
se suicidant, fut cause de notre immobilisation. À nouveau, les sciences humaines auront leur
lot de statistiques et d'analyses sociologiques pour expliquer cette mort. Avec plus de profit, on
pourra lire un article expliquant la vie du suicidé ; mais seule la fréquentation des romans ( Madame
Bovary, Anna Karénine, Le feu follet, etc.) nous donnera une connaissance intime et personnelle de
l'expérience humaine qui peut conduire un individu à se supprimer. Il y a dans l'imagination
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