Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 298

Variétes
Dans les sociétés occidentales des temps modernes, la question est très peu abordée par la
. Emerigon est catégorique dans sa réflexion sur le jet
. Un tel sacrifice n'est en aucun cas envisageable : « De ce que les Nègres sont
doctrine juridique, ou de manière embarrassée, voire contradictoire, quand il s'agit de concilier
le droit naturel et le droit des assurances30
de marchandises31
considérés comme des choses (...), on n'a jamais poussé le raisonnement jusqu'à dire qu'on peut
les jeter à la mer pour décharger le navire, tout comme on jette les autres marchandises (...) ».
Emerigon se réfère ensuite au droit naturel pour lequel tous les hommes sont égaux. Invoquant
Cicéron, il ajoute que l'on doit jeter les objets du navire, même les plus précieux, plutôt qu'un
esclave. Et si on doit recourir à la pénible nécessité de sacrifier des êtres humains, il faut tirer au
sort, Emerigon choisissant de s'appuyer sur une référence au juriste allemand Rheinold Kuricke
dans la quaestio xxx de son Ius maritimum. De fait, cette quaestio est intitulée Utrum in certo pericolo naufragii
vel extrema famis, pro servanda maxima navigantium parte, licitum sit quosdam in mare abjicere32
. Kuricke
tranche pour l'impossibilité dès la première phrase, mais appuie toute sa démonstration sur les
exemples vétéro-testamentaire de Jonas et scripturaire de Paul, sans jamais invoquer de texte juridique33
.
Pour Emerigon, tout cela reste cependant une discussion théorique car la jurisprudence
refuserait d'admettre une telle excuse pénale : « Mais une pareille théorie ne serait jamais adoptée
en justice. Ceux qui, sous prétexte de sauver le navire, auraient jeté des hommes à la mer, libres
ou esclaves, par le sort ou sans le sort, seraient coupables d'homicide, car pour sauver ma vie, il ne
m'est jamais permis de donner la mort à des hommes qui ne m'attaquent pas »34
. Emerigon est ici
logique avec les positions défendues quelques années plus tôt dans le mémoire qu'il avait rédigé
en consultation dans l'affaire du brigantin Le Comte d'Estaing, où il se prononçait contre la possibilité
d'assurer la cargaison d'un navire négrier car les hommes ne sauraient jamais être considérés
comme des marchandises : « Dire que les esclaves noirs sont des choses et des marchandises, c'est
se dégrader en dégradant la nature humaine »35
. Apparemment, il fait ici application de l'interdiction
générale de l'assurance sur la vie de l'article 10 du chapitre VI du livre III de l'ordonnance
de la marine de 1681. Mais, dans un autre passage, consacré aux « choses sujettes à la contribution
», Emerigon est beaucoup moins catégorique : « Les esclaves étant considérés comme des
choses, il s'ensuit que le prix des Noirs dont on fait traite, est soumis à la contribution »36
. Il ajoute
qu'on ne peut l'exiger pour le nègre domestique qui accompagne son maître. Il s'agit ici de faire
jouer les mécanismes de la lex Rhodia.
30. V. par ex., R.J. Pothier, Traité du contrat d'assurance in Œuvres de Pothier, éd. Siffrein, chez l'éditeur et chez Chanson, Paris 1821,
t. 6, chap. I, n. 27-28, p. 286-287 : « 27 - (...) La raison est qu'il est contre la bienséance et l'honnêteté publique de mettre à prix la
vie des hommes. D'ailleurs, la nature du contrat d'assurance étant que l'assureur se charge de payer l'estimation de la chose assurée,
la vie d'un homme libre n'étant susceptible d'aucune estimation (D. 9, 1, 3), elle ne peut par conséquent être susceptible du contrat
d'assurance. 28 - Ces raisons n'ont point d'application aux esclaves. Les nègres étant des choses qui sont dans le commerce et qui
sont susceptibles d'évaluation, je ne vois pas pourquoi la vie des nègres ne seroit pas susceptible du contrat d'assurance ; néanmoins
Merville ne pense pas qu'elle le soit et dit n'en avoir pas vu d'exemple ».
31. Traité des assurances et des contrats à la grosse, t. 1, éd. 1783, Paris, p. 610.
32. R. Kuricke, Ius maritimum Hanseaticum, Hamburg, 1667, t. 2, p. 104. Cette édition n'est pas celle utilisée par Emerigon.
33. Ibid. : « Levandae navis vel etiam mercium, quantumvis pretiossimarum servandarum causam, vel tenuissimum homuncionem in mare abjicere non licere
(...) ». Cette quaestio se veut comme une réponse ou un complément au titre viii du t. 1, p. 52-56 qui commente de manière générale
le jet de marchandises dans le cadre de la lex Rhodia de iactu.
34. Op. cit., p. 610.
35. Sur ce cas, v. A. Philip-Stéphan, « Assurance de Nègres. Mémoire de B.-M. Émerigon concernant l'affaire du brigantin Le Comte
d'Estaing », R.H.D.F.E., vol. 86, No. 4, 2008, p. 557-571.
36. Emerigon, op. cit., p. 647.
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