Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 30

ACTUALITÉS
- « la reine des facultés » - une vertu qui pénètre l'âme humaine. Appréhender le suicide par le
roman, ce n'est pas se confronter à une question objective et sociologique puisque chaque lecteur,
à un moment ou l'autre de sa vie, peut buter contre ce possible. Nos vies ont déjà été écrites par
Sophocle, Shakespeare ou Proust. Il suffit de transposer l'expérience d'Antigone, de Hamlet, de
Frédéric Moreau, de Nana ou d'autres personnages à nos vies pour y lire, en des phrases harmonieuses
ou disloquées, nos révoltes, nos doutes, nos lâchetés ou notre lubricité. Les inquiets partent
à la recherche de l'avenir en tirant des cartes ou en consultant des voyantes alors que la littérature
a déjà consigné, dans ses pages, la trame de leurs vies.
Les sciences, quelles qu'elles soient, se détournent de l'individu en tant que singularité (celui-ci
et pas celui-là, Michel et pas Robert) ; il n'est pas question de le leur reprocher, l'essence de la
science étant le général, l'abstrait, la loi. Le politique et le droit n'échappent pas à cette définition :
ils ont affaire à des groupes, à des lois, à des règles. Cependant, le droit rencontre la littérature
d'une façon intime en ce qu'il confronte la loi juridique à des cas concrets : il est ce passeur qui
conduit d'une rive à l'autre les petites affaires d'André ou de Monique. Qu'on ne soit pas surpris
de trouver tant d'écrivains parmi les juristes, les avocats, les notaires : pareille à celle des médecins,
leur fonction les oblige à cet aller-retour permanent entre la règle et la misère de l'individu. Balzac
a puisé, dans ses années d'avoué, chez Maître Guyonnet de Merville, le profil de ses personnages,
leurs histoires indébrouillables. Mon propre notaire m'a confié que dans son coffre dormaient des
trahisons, des secrets et des haines recuites. Chaque vie a son secret ainsi que l'écrivit Félix Arvers.
Les études de notaire et le système juridique lui-même, comme toutes les institutions, portent le
masque flatteur de la maîtrise, de sorte que Balzac, dans Un début dans la vie ou Le colonel Chabert,
décrira ce qu'a de fragile, de trompeur mais aussi d'héroïque, la fonction de l'avoué.
On objectera : de nos jours, le cinéma, les séries, Internet et tout ce qu'offre la technique
numérique relativisent l'apport de la littérature à la compréhension intime de la vie. Le cinéma
(documentaires et fictions) plonge le spectateur dans des réalités qu'aucun roman n'aura la grâce
ni le pouvoir de peindre avec la même efficacité. C'est bien simple, la description d'un personnage
ou d'une chambre n'est plus nécessaire, ils sont devant vous, presque réels. Le cinéma - pareil en
cela à la musique - nous hypnotise, il nous immerge dans un autre monde, dans une autre réalité.
Le roman n'a pas cet extraordinaire pouvoir de transport ; le cinéma lui a volé, à tout jamais, sa
puissance hypnotique, sa capacité d'envoûter le lecteur en exposant visuellement les histoires qui,
jadis, reposaient dans des phrases, en attendant qu'on les lise. Mais cette force est aussi une faiblesse
: très proche de la réalité, le cinéma nous déconcerte presque autant qu'elle. Et surtout, les
personnages d'un film sont devant nous comme le sont les personnes qui nous entourent, tandis
que le roman ou la poésie, ou les aphorismes, ou un journal nous introduisent dans la conscience
d'un personnage, ou celle de l'auteur. Cette intimité est peut-être l'unique voie pour rejoindre nos
semblables tout en conservant l'autonomie de notre intelligence. Sans le roman - et ce fut ainsi
le cas pendant des siècles - nous n'aurions aucune voie d'accès à cette vie invisible, à « l'épreuve
singulière que la vie fait de soi » (Michel Henry). Le cinéma, de par sa puissance, parce qu'il est
l'art le plus puissant, le plus enchanteur, contraint le spectateur à une forme de passivité ; la littérature,
plus faible (et en cela congruente à la faiblesse humaine), exige davantage du lecteur : de
l'imagination, de l'intelligence, de la sensibilité. La littérature est le sex-appeal de la raison.
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Droit & Littérature - Numéro 5
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