Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 361

Chroniques
au miroir duquel se définissent les principaux protagonistes de la Recherche »66
, dont les comportements
, tel le
évoluent pour certains d'entre eux, entraînant des « souffrances morales » face à « l'illégalité »67
ou de Mme Verdurin, « généralissime de la guerre sociale telle
prince de Guermantes finalement « convaincu de l'innocence de Dreyfus et qui découvre que sa femme
fait dire des messes pour le capitaine »68
qu'elle se mène en démocratie (...), antisémite bien-pensante »69
de l'époque, devenant dreyfusarde par opportunisme et « intérêts mondains »70
mais n'entraînant pas pour autant toujours l'action72
, symbole de l'antisémitisme bourgeois
.
Les salons furent il est vrai le lieu de ces déchirements entre dreyfusards et antidreyfusards et permettant
« le cheminement diabolique et inavoué des idées dreyfusistes » troublant « la conscience
morale »71
. Mirbeau a lui aussi fait le récit, dès le
début de l'Affaire, des passions qu'elle a générées73
dans ces milieux fermés des salons.
Une dizaine d'années après la grâce, Proust fait donc de l'Affaire un sujet littéraire. « Sujet principal des
conversations, l'Affaire assure, dans un dialogisme qui renvoie à la réalité d'un événement en passe de
devenir historique, la cohérence de la longue scène sur laquelle se clôt provisoirement le côté mondain
d'À la recherche du temps perdu qu'est celui de Guermantes »74
.
Cela est parfaitement bien retranscrit dans la création précitée en 2020, à la Comédie-Française, de
Christophe Honoré de Du côté de Guermantes qui parvient à restituer différents types de réactions
et confrontations sociales sur l'Affaire. Il y a d'une part l'empathie, qui se manifeste entre dreyfusards,
tels Rachel (Rebecca Marder) et Robert de Saint Loup (Sébastien Pouderoux), l'actrice s'inquiétant
du sort réservé à ce « martyr » tandis que son amant la rassure sur son acquittement
inévitable qui fera qu'au moins « ses enfants porteront un nom sans tache ». Il y a ensuite la distance
ironique comme dans le monologue dans lequel Oriane de Guermantes (Elsa Lepoivre) saisit
le sujet de l'Affaire comme elle aurait pu en choisir un autre pour briller et chercher à faire comme
à son habitude un bon « mot », qui reflète par ailleurs très bien le ressenti d'une partie de la population
de l'époque à savoir que « si ce Dreyfus est innocent, il ne le prouve guère », qu'Esterhazy « a
un autre chic dans la façon de tourner les phrases » et qu'il est dommage pour « les partisans de
M. Dreyfus (...) qu'ils ne puissent pas changer d'innocent ». Enfin, l'on trouve l'affrontement binaire
mais feutré ou policé entre dreyfusards et antidreyfusards, ainsi que l'illustre la discussion lors de la
réunion mondaine chez Mme de Villeparisis (Dominique Blanc) entre M. de Norepois (Gilles David)
et Bloch (Yoann Gasiorowski). L'antidreyfusisme de l'ancien diplomate est difficile à qualifier, tant
il semble être autant le reflet d'une conviction profonde que guidé par la nécessité de justifier la
position étatique qu'il trouvait peut-être même trop fade.
et a correspondu avec lui avant de se brouiller (au sujet du conseil de révision de sa réforme pour l'armée en 1915). Il le cite sans
changer son identité à plusieurs reprises dans La Recherche.
66. Perrine Simon-Nahum, « Marcel Proust et la vocation du narrateur » in : Jacques Ehrenfreund et Jean-Philippe Schreiber,
Les marranismes. De la religiosité cachée à la société ouverte, Demopolis, coll. Quaero, 2014, chap. 10, § 2.
67. Marcel Proust, La Recherche du temps perdu, La Pléiade, t. III, Sodome et Gomorrhe, II, 1, pp. 106-107. Le terme d'« illégalité » est
répété trois fois en l'espace de quelques lignes.
68. C'est dans leur dossier documentaire et pédagogique que les historiens Madeleine Rebérioux et Michel Drouin, proposent
un encart sur « Devenir Dreyfusard » où ils citent ces deux personnages importants d'À la Recherche du temps perdu (sans même
citer son auteur...) comme illustration du processus conduisant à s'affirmer comme dreyfusiste : L'affaire Dreyfus. La République
en question, op. cit., p. 8.
69. Michel Erman, « Politique » in : Les 100 mots de Proust, op. cit., p. 103.
70. Michel Erman, « Verdurin (Les) » in : Les 100 mots de Proust, op. cit., p. 123.
71. Pierre Miquel, L'Affaire Dreyfus, Que sais-je ?, PUF, 2016, p. 53.
72. V. le refus de Swann, pourtant dreyfusiste, sollicité par Bloch de signer et faire une pétition par le prince de Guermantes.
73. Octave Mirbeau, L'affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1991. V. notamment « Chez l'illustre écrivain » paru initialement dans
Le Journal du 28 novembre 1897.
74. Annick Bouillaguet et Thierry Freslon, Proust. Biographie. Étude de l'œuvre, Albin Michel, Classiques, 1993, p. 187. V. aussi :
Elisheva Rosen, « Littérature, autofiction, histoire : l'Affaire Dreyfus dans la Recherche du Temps perdu », Littérature, n° 100, 1995,
pp. 64-80.
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