Revue Droit & Littérature N°5-2021 - 75

Le thème
Françoise, se profile bien plus grand, une « vraie » loi proustienne, sur l'amour. Loi fondamentale
fatale, qui se décompose en une série de préceptes. Loi qui veut qu'une fois l'amour avoué, son
destinataire n'aime plus. Au contraire. Loi aussi, qu'il n'y aurait de vrai et de tangible dans l'amour
que la jalousie. Et que finalement, les lois sont bien faites, on n'aime jamais vraiment, comme
Swann, que celui ou celle « qui n'est pas son genre ». Au lecteur qui s'étonnerait que Swann épouse
Odette quand il ne l'aime plus apparaîtra en creux la loi conjugale, si sage, qui distingue le mariage
(possible et souhaitable) de l'amour (impossible, et d'ailleurs heureusement invivable)
Tout aussi ferme, et moins attendue finalement, est l'affirmation répétée par le livre que l'amitié
est une « passion funeste », une chimère - nul n'est moins « aidant » que l'ami proustien, empressé
à rendre service au premier inconnu venu et jamais à son « ami ». Le narrateur pourtant - comme
Marcel dans la vie - est très entouré. Chacun de l'accueillir, de le rechercher, quand bien même
ses qualités ne semblent pas au lecteur très assurées. En particulier, cette fonction de porte-parole
et d'avocat de l'ami qui plaide votre cause est tout à fait absente du récit. Un ami semble fait pour
faire défaut - mais à quoi serviraient-ils d'ailleurs, puisqu'aussi ignorants que les autres de ce qui
gouverne l'univers, les lois de l'attraction et de la gravitation des corps, ils ne sauraient quoi dire
ni faire de plus ou de mieux que vous ?
Quelle débâcle pour les amis ! Oriane la duchesse ne veut pas compromettre une sortie pour
son ami Swann dont elle fait alors comme si elle ne voyait pas qu'il était mourant devant elle.
Saint-Loup ne tente rien pour présenter le narrateur à sa tante, ce qui lui coûterait peu et rapporterait
beaucoup à son ami. Le grand camarade Bloch est un raseur égoïste. Les amies d'Albertine,
les autres jeunes filles en fleurs, ne cessent de dire du mal d'elle et de la trahir. Tel Balthazar, la
créature proustienne est seule face à son juge le Créateur, c'est-à-dire l'auteur.
Swann avec Odette, Charlus avec Morel, le narrateur avec un peu n'importe qui, Gilberte,
Oriane, Albertine s'obstinent à ne pas faire ce qu'ils devraient pour être heureux. Ils poursuivent
et recherchent l'être aimé, au lieu de, comprend le lecteur, l'éviter et le fuir ?
Finalement, aux yeux des Codes proustiens, le seul crime ou vice n'est ni le voyeurisme, le
masochisme, fort présent dans l'ouvrage ni l'homosexualité, c'est l'ignorance des lois exprimées et
démontrées par l'expérimentation. Législateur, Proust se voit surtout en constitutionnaliste, pour
mieux faire ensuite jurisprudence avec les épisodes du roman.
Le juriste notera au passage que Proust ne s'embarrasse pas d'un autre de nos principes juridiques
fondamentaux, la non-rétroactivité des lois. Ses personnages sont condamnés à l'errance
et l'erreur au nom de lois qu'ils ne connaissent pas, et pour cause, parce qu'elles ne sont écrites et
publiées nulle part, sinon dans l'esprit de l'auteur. « Nulla poena sine lege » ou « pas de peine s'il
n'existe une loi préalable » disait Beccaria pour fonder le droit pénal. Chez Proust, la loi semble
être faite pour la peine, pour provoquer la peine, d'amour ou d'amitié. Et pour quel crime ? Ne
pas avoir compris La Recherche...
Aussi le moment est-il venu de s'intéresser, puisque nous avons désormais bien en place le Juge
et ses Codes, les lettres écrites sur le mur, au genre de châtiment que Proust propose à ses lecteurs,
pour la peine de ses personnages.
Droit & Littérature - Numéro 5 75

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