Les Intégrales - Droit de l'intelligence artificielle - 2e - 365

Cha p i t r e 11 - I n t e llig e nc e a r t i f i c i e lle e t d r o i t du t r a v a il
dogmatique - d'interposition et d'interdit - confère au droit du travail une place singulière
dans le monde des techniques : celle d'une « technique d'humanisation de la
technique »163
. Une large part de l'histoire du droit du travail est ainsi celle d'une réintroduction
de la personne humaine dans un cadre contractuel qui, à l'origine, ne l'appréhendait
que sous l'angle d'une simple volonté abstraite, désincarnée, décorporéisée.
L'Humain restait à la lisière du contrat de louage de service. Il n'en était ni l'ombre ni la
part sombre. Il n'était, dans le monde du droit, que le néant. De ce vide glacial, dans
lequel l'ont projeté l'optimisme des Lumières et les froids calculs du capitalisme naissant,
le droit du travail l'aura fait progressivement sortir. L'IA menace-t-elle aujourd'hui
de l'y renvoyer ? Pourrait-elle en être levier de liquidation au service d'un capitalisme
carnassier toujours tenté de transformer le monde en marchandises et les travailleurs en
outils de production ? Soyons ici plus précis : en quoi, exactement, l'apparition d'un
mode de gestion du personnel par IA constitue-t-elle un péril pour la dignité des salariés
qui s'y voient soumis ?
574 Le danger réside d'abord dans la « structure » même de l'IA. Pour fonctionner, elle a
- actuellement - besoin d'une masse très importante de données (le bigdata). Ces
données sont la condition même de son « apprentissage » (qu'il soit supervisé ou non).
Évidemment leur collecte pose des difficultés juridiques particulières164
; la manière
dont l'algorithme va les traiter (les faire « parler » pour élaborer, par exemple, des prédictions),
tout autant. Reste que cette quête infinie de données conduit, plus fondamentalement,
à ne saisir le salarié que sous les traits de son « alter ego numérique qui est une
donnée inférée d'une profusion de données à l'état brut »165
. La personne humaine disparaît
alors derrière ses « traces » ! Le travailleur-personne n'est plus saisi que comme une
suite binaire de 0 et de 1. Certes, dira-t-on, voilà qui est fâcheux, mais est-ce là chose
véritablement nouvelle ? On pourrait a priori en douter. C'est que dans l'entreprise, la
gestion des hommes, s'est toujours faite sur la base d'informations (personnelles ou
professionnelles) les concernant, collectées au moment de l'embauche ou en cours de
contrat et mises en fichiers manuels ou automatisés. L'IA ne ferait-elle pas, au final,
que creuser le même sillon, en permettant seulement de labourer beaucoup plus
profond ? Aussi, ne faudrait-il pas voir dans son utilisation le seul passage du cheval de
trait comtois à un tracteur agricole connecté dernière génération ? Non pas. C'est que le
salarié - englobé dans un mouvement « [d'] interchangeabilité continue des êtres »166
- n'est plus qu'un « flux »167
(V. supra). Et la prédiction (1950) de Norbert Wiener, le
père de la cybernétique, de se réaliser : il devient désormais possible de « télégraphier
un homme». Il est à la fois transparent (en ce que ses faits et gestes sont
continuellement observés, enregistrés, codés et traités) et opaque (en ce que ces
informations construisent une image de la personne qui contribue, paradoxalement, à
l'occulter, à la dissimuler derrière un écran de fumée numérique). Cette prison
panoptique d'un nouveau genre place le salarié sous surveillance permanente. Ce qui
évidemment, en soi, fait déjà grave problème et suppose, à tout le moins, la mise en
mouvement des garanties attachées à la protection de ses libertés individuelles et de sa
santé mentale (V. supra). Par ailleurs, cette surveillance permanente s'inscrit dans un
autre horizon, celui d'un « nouvel âge de la concurrence [...], n'opposant plus seulement
les entreprises ou les individus entre eux, mais mettant tout corps organique et bien
matériel vis-à-vis de tous les autres afin de pouvoir en tirer le meilleur avantage [...].
(163) A. SUPIOT, art. précité.
(164) Les difficultés ne sont évidemment pas seulement juridiques ; que l'on pense aux boucles de rétroaction néfastes
parfaitement mises en lumière par C. O'Neil (op. cit.).
(165) L. DEGODEFROY, « Pour un droit du traitement des données par les algorithmes prédictifs dans le commerce électronique
», D. 2016.438 : « L'alter ego numérique est l'ombre chinoise d'un type de personnalité auquel les
statistiques rattachent des préférences, des comportements, des dispositions d'esprit ».
(166) É. SADIN, op. cit., 2019, p. 161.
(167) C. O'NEIL, Algorithmes. La bombe à retardement, Les arènes, 2018, p. 80 : « La tendance consiste à remplacer les
gens par des flux de données [...]. Les individus concernés restent tout aussi abstraits que les chiffres qui s'agitent
sur un écran ».
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