Hors collection - Les États d'exception, un test pour l'État de droit (Revue du Droit Public - Numéro spécial) - 130

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JEAN-JACQUES URVOAS
Naturellement, la portée de cet épisode dépasse le simple cadre du projet de
loi examiné. Que le pouvoir exécutif soit premier n'est pas contestable, tout
simplement parce qu'il est garant de l'ordre indispensable à la pérennité de
l'organisation collective (25). Mais un tel effacement du Parlement est préjudiciable
à l'équilibre de l'ensemble. Sa vocation n'est pas de se réduire à un
législateur d'exception et il est à craindre que les remèdes des temps de crise
laissent des traces.
Dans ce cas d'espèce, les considérations gouvernementales s'efforçant de juridiciser
l'impérieuse nécessité de recourir aux ordonnances ne doivent pas masquer
l'évidence politique. Quand le Premier ministre motive ses demandes d'habilitations
par un souci de « garantir les droits des citoyens » (26), quand il choisit ainsi
de se placer sur le seul terrain du droit, il espère sans doute que son action ne sera
commentée qu'avec des arguments juridiques. En réalité, dans de telles situations,
l'appel au droit s'apparente bien plus à une ressource possible de justification de
l'action qu'à une norme qu'il convient de respecter. Cet usage pragmatique et
instrumental vise surtout à réduire les capacités de nuisance des oppositions. Max
Weber a ainsi très pertinemment montré que l'alignement des comportements
selon les règles de droit, c'est-à-dire le souci conscient d'agir conformément
au droit du fait d'une croyance dans le caractère juridiquement prescrit d'une
conduite ou par crainte d'une sanction juridiquement organisée, n'intervient que
de façon limitée (27). L'usage politique du droit ne doit donc être compris qu'à
l'aune du bénéfice politique que le gouvernement espérait en retirer.
Faute de l'avoir entendu, l'Assemblée nationale a accepté de se comporter
comme un simple appendice du pouvoir exécutif. Que sa commission des Lois
se satisfasse d'exercer administrativement un « suivi régulier » de ces textes
plutôt que d'anticiper leurs ratifications est une façon d'accepter que la fabrication
des lois devienne un travail gouvernemental, que le Parlement ne soit
plus la source principale du pouvoir législatif.
Une nouvelle fois, comme souvent depuis le début de la xive
législature,
c'est du Sénat qu'est venue la volonté de défendre les droits du Parlement
en déniant que la compétence technique des administrations centrales soit
l'instrument d'une souveraineté d'État. Après la mise en garde solennelle
de son président, le 22 octobre 2020 le bureau du Sénat a créé une nouvelle
délégation chargée « du travail parlementaire, du contrôle et du suivi des
ordonnances ». Un travail d'évaluation est depuis engagé dont l'ambition est
de nourrir un rapport de force avec le gouvernement afin d'obtenir qu'elles
soient systématiquement ratifiées. C'est en effet la seule manière pour les
chambres de se réapproprier la substance des ordonnances et donc, si elles en
décident, de les réaménager totalement.
(25) Haurion M., Précis de droit constitutionnel, 2e
éd. 1929, Sirey, p. 14.
(26) Philippe É., Sénat, 19 mars 2020.
(27) Weber M., Économie et société, 1971, Plon, p. 325.
REVUE DU DROIT PUBLIC - N° Spécial-2021

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