Hors collection - Les États d'exception, un test pour l'État de droit (Revue du Droit Public - Numéro spécial) - 47

LA RÉHABILITATION PARADOXALE DU DROIT
47
celui qui sait identifier les différents intérêts en concurrence, qui sait évaluer
leur force respective, qui sait anticiper les retours sur investissement de telle
ou telle politique publique, et, à la fin, conclure par un bilan coût-avantages
sur ce qu'il peut faire ou ne pas faire. Les lois ne sont jamais un élément déterminant
dans cet arbitrage des intérêts en présence ; mieux, ou pire, si elles
apparaissent comme un obstacle à une politique que tous les autres intérêts
permettent, elles sont modifiées. Dans ces hypothèses, les lois sont présentées
- le mot est intéressant - comme des « carcans » : carcan du Code du travail,
carcan du service public, carcan de la recherche universitaire... Et pour briser
ces carcans, le politique élabore un programme de « réformes législatives »
pour « libérer » le marché du travail, « libérer » la recherche, « améliorer la
gestion » des services publics. Ce n'est pas, pour retourner la célèbre formule
de Louis Favoreu, « la politique saisie par le droit » (18) mais « la politique
saisie par les intérêts économiques ». Le droit est même dessaisi : le droit à
l'emploi, le droit des travailleurs à la détermination collective de leurs conditions
de travail, le principe d'indépendance des professeurs d'université, ou
encore, aujourd'hui, le droit des « usagers du système des soins » de participer
au choix des traitements et aux décisions médicales, qui est écarté au profit de
conseils et de comités ad hoc composés d'experts désignés par le souverain.
Tony Blair a résumé d'une phrase le principe d'action de l'État : « ce qui
compte, c'est ce qui marche » (19).
S'il est l'ordre dans lequel, aujourd'hui, l'État se représente volontiers, le
droit n'est pas l'ordre dans lequel il fonctionne. L'État se donne à voir comme
État de droit mais le droit n'est pas le principe qui le fonde, la rationalité qui
le guide, ni le cadre qui le contraint.
B. - Le droit, langage de la société
Si le droit n'est pas le langage de l'État, il est celui de la société. Un juriste
doit peut-être revenir à la Déclaration de 1789, et plus précisément à son
article 16, qui énonce que « toute société dans laquelle la garantie des droits
n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n'a point de constitution
» - « toute société » et non « tout État ». Au demeurant, la révolution
que les hommes de 1789 provoquaient n'avait pas seulement pour cible l'État
de l'Ancien Régime, mais également la société de l'Ancien Régime. Et leur
Déclaration avait pour ambition affichée et assumée de poser les principes de
cette nouvelle société : l'égalité, la liberté, la propriété, le droit de demander
compte à tout agent public, la libre communication des idées... En d'autres
termes, c'est par le droit, entendu comme ensemble de principes, de droits
(18) Favoreu L., La politique saisie par le droit, 1988, Economica.
(19) V. par ex. Langellier J.-P., « Pour le New Labour, " ce qui compte, c'est ce qui
marche " », Le Monde 8 juin 2005.
REVUE DU DROIT PUBLIC - N° Spécial-2021

Hors collection - Les États d'exception, un test pour l'État de droit (Revue du Droit Public - Numéro spécial)

Table des matières de la publication Hors collection - Les États d'exception, un test pour l'État de droit (Revue du Droit Public - Numéro spécial)