Hors collection - Les États d'exception, un test pour l'État de droit (Revue du Droit Public - Numéro spécial) - 56

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ALEXANDRE VIALA
enseignements de cette crise : le politique n'avait jamais, jusqu'à présent,
tendu une oreille aussi attentive aux scientifiques pour prendre des décisions.
À l'alliance du trône et de l'autel que les républicains dénonçaient jadis dans
la relation qu'entretenaient les monarchies européennes avec le Saint-Siège,
nous serions tentés de dire que s'est insidieusement substitué dans nos démocraties
contemporaines un curieux mariage : celui du trône et du laboratoire,
du savant et du politique dont Max Weber, nous y reviendrons, avait pourtant
préconisé l'étanche séparation. L'état d'urgence sanitaire, attentatoire aux
libertés comme tout régime d'état d'urgence, renferme la particularité d'avoir
trouvé dans la science son meilleur allié. Faut-il alors déceler, dans cet état
d'urgence d'un genre particulier, introduit dans les institutions françaises par
la loi du 23 mars 2020 (1), les germes d'un État épistocratique (étymologiquement
: pouvoir des savants) ?
D'un usage très rare, sinon inexistant, dans le vocabulaire juridique européen,
le terme « épistocratie », parfois employé dans la littérature américaine
(2), désigne un idéal type de régime politique dans lequel le pouvoir
(cratos) serait exercé par les détenteurs du savoir scientifique (épistémè).
Il n'est évidemment pas mentionné dans la typologie classique des régimes
qui distingue, depuis Montesquieu, la république (démocratique ou aristocratique),
la monarchie et le despotisme. Et aucune Constitution, dans le
monde, ne confère explicitement le pouvoir à des savants. Ce dont nous avons
été témoins lors de cette pandémie est imputable aux circonstances exceptionnelles
qui autorisaient, compte tenu de la spécificité sanitaire de la crise, de
confier à des experts non élus une large responsabilité dans le gouvernement
des conduites humaines.
Cette crise a d'abord rappelé l'importance de l'un des plus grands mobiles
anthropologiques qui fondent notre besoin de sécurité, fût-ce au détriment de
nos libertés : la peur de la mort. Il est une dimension fondamentale de l'existence
qui consiste à définir ainsi la vie comme entièrement dépendante de
cette crainte. Vivre n'est dès lors rien d'autre que repousser toujours davantage
l'échéance ultime, inéluctable, celle de la mort. Telle était, au demeurant,
la définition de la vie que livrait au xixe
siècle le grand médecin Pierre Jean
Georges Cabanis : la vie, c'est tout ce qui lutte contre la mort, et rien de plus.
Une mort ajournée selon Schopenhauer. Vivre est une défense, une négation
de la mort. Hobbes faisait de l'instinct de conservation et de la peur de la mort
les éléments essentiels de son anthropologie pour expliquer le besoin de sécurité
que le contrat social est réputé couvrir. Schopenhauer attribuait à ce qu'il
(1) L. n° 2020-290, 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de Covid-19 :
JO n° 0072, 24 mars 2020.
(2) Estlund D., L'autorité de la démocratie. Une perspective philosophique, 2011,
Hermann Éd. ; Giroux J., « Le spectre épistocratique », Philosophiques 2013, n° 402,
p. 301 à 319. Pour une tentative récente de cerner le concept en France, v. Viala A.
(dir.), Demain, l'épistocratie ?, 2021, Mare & Martin, Le sens de la science.
REVUE DU DROIT PUBLIC - N° Spécial-2021

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